Une appréciation affective, humaine de l’œuvre de Vladimir Yankilevsky
Une appréciation affective, humaine de l’œuvre de Vladimir Yankilevsky
Dissident, non-conformiste, formaliste, conceptuel, abstrait etc. Toutes les étiquettes issues du « prêt à penser » régnant encore autour des artistes russes actifs depuis la fin des années 1950, se sont effondrées en regard des œuvres de Vladimir Yankilevsky, artiste franco-russe, né à Moscou le 15 février 1938. Déroutant et a priori inaccessible, l’artiste est resté celui de sa génération que les critiques français ont eu le plus de peine à représenter. Et pourtant l’artiste a écrit, parle volontiers de son rapport au monde et du dialogue permanent qu’il entretient avec notre époque et notre espèce depuis toujours. Vladimir Yankilevsky-t-il pas déclaré en novembre 1967 dans la revue Opus International : « L’art est une appréciation affective, humaine du monde. Au moyen de l’art, l’Homme humanise le monde, il se l’approprie et le rend commensurable avec ses sensations et son imagination […] L’artiste ne vise pas à la création d’un beau immuable, mais – et c’est là sa mission essentielle – à explorer la vie. Comme chaque chercheur, l’artiste possède, lui aussi, le « droit » de faire des découvertes. Découvertes qui peuvent entrer en conflit avec les normes généralement admises […] Le but de l’art, c’est d’exprimer un rapport avec le monde : voilà pourquoi l’art doit être éloquent. Un art dont l’objectif ne serait que la création d’un canon de la beauté, serait un art affecté et de pure forme, un art dégradé, dépourvu de tout ressort dramatique. » C’était il y a quarante et un an. Il n’y avait là ni concept, ni volonté d’intellectualisation primaire de l’activité artistique, mais bien celle de faire triompher l’expression d’un ressenti, et définir la plus haute idée que l’on puisse se faire de l’art, du plus noble des rapports que l’humanité entretient avec la création depuis des millénaires, idée et rapports profondément spirituels que le post-modernisme international et russe de la perestroïka a tenté d’annihiler.
En France, l’œuvre de Vladimir Yankilevsky est jusqu’à aujourd’hui restée dans l’ombre de ses pairs considérés par les occidentaux comme plus accessibles et pourtant, il fut dans notre pays le premier de sa génération à être repéré et reconnu pour sa singularité. En 1964, Paul Thorez, publiait un guide de Moscou où il présentait l’artiste en ces termes : « La situation a changé par rapport aux années cinquante et il existe à Moscou plusieurs jeunes peintres très intéressants qui sortent des sentiers battus où s’attardent les bonzes de l’art soviétique. Vladimir Yankilevsky est l’un d’eux. A vingt et un ans, il fait montre de qualités solides : le sens de la composition, une excellente matière picturale et beaucoup d’originalité dans l’inspiration. Les oeuvres que j’ai vues dans son atelier, la chambre qu’il occupe au logis familial, dans un immeuble du sud-ouest, ne ressemblent à rien que je connaisse…[1] »
En 1968, l’Art Russe[2] de Louis Réau (décédé en 1965) était publié pour la seconde fois, en trois volumes. Le dernier volume consacré à l’époque contemporaine fut alors complété par un texte critique de Raoul-Jean Moulin[3] qui retenait de sa visite des ateliers moscovites, l’ « œuvre riche et singulière » de Yankilevsky, se souvenant par ailleurs d’« un ensemble de dessins à l’encre qui dérivent de l’anthropomorphisme des signes de Klee, de Miro, liés à une symbolique féminine […] Jankilevsky érige une image de l’homme aux prises avec une double nature… »
Enfin, en 1973, le numéro spécial « Spécial Avant-Garde URSS » de la revue L’Art Vivant, dirigée par Jean Clair, proposait un article sur la peinture non-officielle. Un encart était réservé à Vladimir Yankilevsky[4], signé Dominique Bozo et Jane Nicholson, qui célébrait encore la singularité de l’artiste, ses œuvres ambitieuses, les Triptyques qui “n’ont encore jamais été exposés”.
La même année, une œuvre de l’artiste entrait au MNAM, acquise par l’Etat : La promenade (encre de Chine sur papier, 1967, AM 1977 195) ce qui le distinguait encore de ses contemporains qui n’entreront que plus tard, en offrant leurs œuvres, contrepartie à des expositions que le MNAM leur consacra au moment de la Perestroïka.
Les premières œuvres connues de Vladimir Yankilevsky datent de 1954. L’artiste avait seize ans et ce sont surtout, sur des papiers de petits formats, des autoportraits dessinés à la mine de plomb, collés dans la série des albums personnels de l’artiste, conservés à Moscou où il a noté par l’image sa démarche personnelle depuis ses débuts. Ces dessins se situent à mi-chemin du « réalisme ambiant » pour s’en émanciper et témoigner d’un parti pris figuratif, trahi par les hachures directionnelles qui modèlent le visage du peintre et créent de délicats contrastes lumineux. Mais c’est surtout en 1958 que les fondements et bases de sa peinture se sont clairement établis, de façon innée, dans le recul, la solitude, de l’atelier moscovite, en réalité l’appartement communautaire occupé par l’artiste et sa famille.
Etre peintre en URSS, jusqu’à la Perestroïka, et faire carrière, était possible mais excessivement réglementé. Les artistes devaient, comme l’avait tout d’abord souhaité Lénine, un Lénine contrarié par Anatoly Lounatcharsky (protecteur des futuristes et des constructivistes), non pas inventer et imaginer, mais reproduire la réalité dans une perspective strictement mimétique et didactique, si l’on excepte les travaux de propagande, commandes d’état. La perversion du système était telle que seuls les artistes inféodés aux exigences du réalisme socialiste étaient cartés, subventionnés, financés par l’état. Les « non-conformistes », autrement appelés « formalistes », n’avaient aucune chance et le parasitage[5] était considéré comme un délit.
Yankilevsky n’en a que faire, tout n’est que mensonge, mascarade et théâtre d’absurdités dans ce monde où règne l’oppression et une volonté féroce de formatage de la pensée. Les concessions, il s’y refusera dès le début de sa carrière.
En 1957, eut lieu à Moscou, dans le contexte de ce que l’on nomme aujourd’hui encore le Dégel[6], le désormais célèbre Festival de la Jeunesse (6e Festival de la Jeunesse et des Etudiants) succédant à la première rétrospective moscovite et petersbourgeoise des œuvres de Picasso dans le pays (1956).
Oscar Rabine a écrit : « C’est le Festival qui nous tira de notre marasme. Je me souviens encore de notre stupeur, de notre incrédulité face à l’art contemporain occidental.[7]. » C’est à ce moment-là que la boîte de Pandore s’est ouverte pour les artistes russes en formation de cette époque et provoquera le sursaut créatif que l’on appelle depuis le début des années 1970 en France « le non-conformisme[8] » ou la « seconde avant-garde[9] ». Leur histoire à un moment clé de l’histoire culturelle soviétique, mais surtout l’expérience vécue en regard de l’art moderne occidental, rappelle le mythe platonicien de la caverne exposé dans La République, moment de conscience irréversible où les hommes enchaînés par les exigences sociales et culturelles du système soviétique entrevirent soudainement l’autre réalité du monde. Cette expérience, Vladimir Yankilevsky l’avait déjà faite, par l’intermédiaire des reproductions des œuvres de la période archaïque, de la Renaissance italienne, notamment celles de Giotto et Piero della Francesca. Cette expérience n’a fait que conforter Vladimir Yankilevsky dans une conception de l’art alors préexistante. Bien avant le Festival, l’artiste était conscient que le monde dans lequel il vivait et s’apprêtait à devenir peintre n’était qu’une pure invention, une machine à déni humain. Son sujet peut naître, le sujet de toute une vie, partagée et traversée avec son épouse.
Ce sujet, à partir de 1958/59 va lui permettre d’inscrire, dans l’histoire russe de la seconde moitié du xxe siècle, une philosophie picturale humaniste. La Femme et l’Homme mis en présence l’un de l’autre vont, ensemble, cristalliser une représentation réaliste de l’humanité et des principes humains qui gouvernent nos vies malgré nous, loin de toutes les contingences sociales. Simultanément, à la même date, naissaient les paysages des passions (Landscape of forces), de sentiments, de forces, « ressuscitant » la puissance du signe (pour sa valeur symbolique et rythmique, musicale) omniprésente dans l’œuvre de Klee.
Ces signes se sont rapidement associés aux figures anthropomorphes originelles ; la femme, une Eve ressuscitée (Venus lorsqu’elle est seule) et l’homme ; Adam. Ils ont aussi permis à l’artiste de ponctuer, rythmer le sens de son discours, de l’organiser et de le structurer. Un langage pictural était né, orchestré à la manière d’une partition. La plus stricte représentation anthropomorphe était dépassée par l’artiste et au-delà de ses apparences « formalistes », de sa réalité physique, Vladimir Yankilevsky est devenu le peintre des forces et des énergies, de principes humains relationnels, de l’Homme projeté dans le temps, l’espace, le monde, loin de toute référence à l’histoire sociale et culturelle à laquelle il appartenait. C’est de cette manière que l’œuvre de Vladimir Yankilevsky a acquis son universalité et son intemporalité.
Dans la série intitulée Femmes à côté de la mer, dans la série Portrait d’homme, il reprend le principe des célèbres Triptyques qui concentrent toute sa pensée et cristallisent ses préoccupations.
C’est au cours des années 1960, à partir de 1961/62, qu’il compose le vocabulaire pictural qu’on lui connaît, ce lexique particulier à la valeur sémiologique. Le signe « Ü » qui est a priori une représentation du phallus, perpétuellement soumis, comme tout autre motif omniprésent, à de multiples variations a une valeur plus universelle. Mais il s’agit surtout d’un élément qui renforce la dynamique et l’énergie rythmique de la composition, sa structure active. Cette dynamique naît du motif. Lorsque Yankilevsky représente un œil, une oreille, se sont les sens en action qu’il figure. La bouche correspond à l’énergie du discours. Le cerveau masculin, celle de la pensée, de l’émulation intellectuelle. Il nous propose ainsi une réflexion qui n’est pas formaliste sur la figure humaine mais bien spirituelle, sur la nature humaine. Il y a de tableau en tableau la plus simple volonté de comprendre les rapports humains en observant leurs conséquences sur le comportement, de comprendre et de représenter le fonctionnement émotionnel et affectif de l’Homme.
La sexualité, l’amour entre un homme et une femme sont donc largement abordés dans sa peinture, omniprésent dans les célèbres triptyques dont le sujet est la projection de l’homme dans le temps et dans le monde (Triptyque n°6, Nous sommes dans le monde, 1966, Paris, MNAM). Il suffit de lire les triptyques classiques (jusqu’en 2006) pour comprendre. Le panneau gauche ne représente pas une femme mais bien le principe féminin, un torse toujours représenté de face. Le panneau droit, le principe masculin : une tête vue de profil. Au centre, un paysage infiniment épuré à l’horizontale leur permet de se rencontrer. Là s’abstrait toute temporanéïté, et toutes les frontières spatio-temporelles. Ce qui est intéressant ici – peu importe que le spectateur reconnaisse le profil de l’artiste dans la représentation de l’homme – c’est qu’à l’intérieur du motif, il n’a eu de cesse de montrer, de rappeler ce qui se passe naturellement, physiquement dans la réalité, entre un homme et une femme.
Pour l’artiste, le torse de la femme exerce des forces centripètes, attractives. Il incarne la stabilité. L’homme, qu’il soit de profil droit ou gauche, donc regardant vers sa compagne ou à l’opposé, exerce quant à lui une force centrifuge, dynamique, généralement orientée vers l’objet de ses désirs. Le physique et l’intellect, le corps et l’esprit s’unissent et le rapport des principes masculin et féminin, des forces contraires qu’ils exercent, s’équilibrent au centre de l’oeuvre. Le paysage constitue encore une ouverture dans l’espace mais surtout dans le temps, vers un futur conçu ensemble. Yankilevsky part de sa propre analyse, il analyse ses rapports à l’autre : à Elle, aux autres pour observer avec recul les rapports humains et en proposer une représentation réaliste finalement dépourvue de message ou de sens caché.
Dans les travaux récents, on observe une métamorphose du sens et de la structure des travaux, surtout des triptyques. D’une représentation humaine universelle et intemporelle, Vladimir Yankilevsky s’est penché sur des problématiques plus existentielles. Il réunit au centre des triptyques l’homme et la femme. Le récent triptyque n° 24, Sarcophage (2008), fonctionne comme un tombeau symbolique du couple qui sont représentés à l’envers l’un pour l’autre, séparés par leurs activités, qui les isolent l’un de l’autre, sur fond d’éternité. Ce fond qui présente au loin une pyramide est une métaphore d’une évidente répétition dans l’histoire des hommes depuis les origines. Yankilevsky nous propose peut-être d’aller à la rencontre de cet autre aspect de l’histoire des hommes entre eux. Dans le Sarcophage qui reprend le principe des Portes, l’homme lit le journal, tandis que la femme cuisine. Les fameuses boîtes les séparent davantage encore. Il s’agit d’une représentation sociale cette fois, de l’homme et de la femme et des rapports qu’ils entretiennent aussi très régulièrement dans la vie quotidienne. Cette socialisation du rapport homme femme est affirmée par le collage de reproduction de statuaire de couples égyptiens et photographies plus récentes, début du xxe siècle noirs et blanc, de couples posant. Continuité d’une histoire sociale qui dénature et lisse la majeure partie des êtres. L’espace central est désormais de part et d’autre du couple central, juxtaposé derrière eux. Et les percées yankilevskienne sont mises en liaison. Une liaison suggérée. Ce couple se rend-il pas compte de ce qui est à leur portée ? De cette possibilité d’évasion, d’élévation ? Ce sont des anonymes, des anodins. Peut-être comme nous tous. L’homme a cependant le pouvoir de se libérer de ces chaînes routinières. Qui parmi nous réalise finalement le véritable enjeu de nos existences que nous avons le don de rendre la plupart du temps insignifiante ? Celui qui a le don d’entrevoir le monde autrement, celui de se libérer a pris la forme de ce que Vladimir Yankilevsky appelle Prophète depuis 1967. En 1997, le Prophet désarticulé, (huile et acrylique sur carton et bois, collage, 94,5 x 262 cm), présenté ici est encore un manifeste d la philosophie de l’artiste. Sa représentation physique correspond au regard que nous avons tendance à porter, d’une manière générale, sur les artistes (prophètes), créateurs, penseurs. Il s’agit bien de la façon dont nous le voyons et le regardons. Sa tête se transforme en « trou noir » à travers lequel nous passons, pour accéder à son espace mental d’une incroyable richesse, profondeur, interminables jeux de perspectives fuyantes aux apparences dédaliques, en réalité rationnellement construites. C’est au début des années 1960, également, que Vladimir Yankilevsky commença à creuser l’espace du tableau, en y réalisant quelques « percées déchirées » qui ne cesseront de se positionner dans ses espaces dits de « passions », dans les triptyques, et les travaux en série où se concentrent les forces naturelles qui contrôlent et régissent l’existence humaine.
Dans cette perspective, lorsque Vladimir Yankilevsky réalise sa première porte en 1972, avec le rappel des multiples sonnettes pour indiquer qu’il s’agit de la porte d’un immeuble d’appartements communautaires, on entre dans un espace où se profile la silhouette d’un homme vu de dos à l’intérieur duquel se trouve une véritable invitation au voyage, dans un espace lumineux, imprécis mais infini, par ailleurs omniprésent dans chacune de ses œuvres, depuis le début des années 1960 et qui prit une forme idéale dans la célèbre Porte réalisée en 1972 (Musée Maillol).
Cet espace auquel on accède, ces percées yankilevskiennes qui ne cessent de nous inviter à nous évader des cadres établis, crée dans l’œuvre de Yankilevsky des détours permanents et des possibilités d’évasion à partir de la réalité, source d’inspiration première de l’artiste. Vladimir Yankilevsky a déterminé seul la marche à suivre et la façon dont l’artiste à le pouvoir de s’émanciper de la société pour atteindre à cette « compréhension humaine et affective du monde ».
Vladimir Yankilevsky s’est ainsi attaché, de Moscou à Paris (depuis 1991) en passant par New York (1989-1991), à représenter la vie des hommes dans sa réalité la plus pragmatique, derrière la masque de toutes les apparences sociale, élevant son discours au-delà de tout cadre établi pour le rendre universellement compréhensible, accessible.
Ce discours que les moyens de la peinture combinés à ceux de la sculpture lui ont permis d’inscrire d’œuvre en œuvre est assurément dédié au cœur et à l’esprit des hommes. Comment une telle force créatrice a-t-elle pu « survivre » dans le contexte précisément soviétique ? Ne faut-il pas savoir contenir et préserver suffisamment de cette violence reçue pour s’évertuer et s’attacher à peindre l’humanité, là où elle n’existait plus, sans faillir, jamais, à aucun moment ?
Vladimir Yankilevsky a ainsi traversé un demi siècle d’histoire en s’exprimant à travers ce vocabulaire géométrique aux apparences hermétiques qui traduit cette « appréciation affective, humaine du monde », sans jamais céder aux modes passagères et historiquement prédéfinies du réalisme socialiste russe comme l’est le Réalisme Socialiste nazi, celui de l’Italie fasciste, du Sots Art ensuite, de l’art conceptuel (simultané au Sots Art), sans jamais sombrer dans le registre de la dénonciation du système, et sans alimenter le mythe de l’artiste dissident que les occidentaux espéraient voir apparaître sur les toiles sortant d’URSS dans les années 1970. Sur ces points, il n’a jamais cédé. Libre et indomptable, il exècre les faux-fuyants, les servitudes esthétiques ambiguës que d’autres ont épousé. Allant au bout de cette intégrité intellectuelle qui le caractérise, il a fait le choix de rester sur sa seule voie, celle qui insiste sur le devoir et le pouvoir que nous avons de nous rendre libres, le choix de la dignité. Il refuse les titres, les médailles et grades que les académies russes actuelles proposent aux proscrits d’hier, comme si la toge académique pouvait réparer la tentative de destruction des tous ces destins. Quelle force lui a donc permis de résister aux facilités ? C’est tout d’abord sa raison qui le sauve et la conscience innée du loufoque qu’incarne et impose le régime. Comment cette conscience peut-elle naître ? Comment cet homme devenu peintre a-t’il réussi à libérer l’homme en le « réinventant », là où il n’existait pas ? Yankilevsky est allé par la peinture à la rencontre de l’humanité dans sa définition originelle et l’ensemble de son œuvre fonctionne désormais comme un livre perpétuellement ouvert où s’est inscrite notre histoire, le rappel d’une condition humaine commune hors de tout cadre social, histoire d’une condition humaine où souffle l’optimisme d’un humaniste.
Les contingences sociales apparaissent toutefois ponctuellement dans ses œuvres. Elles prennent la forme de ces boîtes réapparues dans la sculpto-installation People in boxes (1991). L’homme socialisé atteint de toutes les déformations, de toutes les déviances comportementales humaines possibles, présent dans les exceptionnelles séries de gravures des années 1970 Mutants, City-Masks, resurgit aujourd’hui dans le projet de Carrousel, les peintures récentes clairement figuratives où la boîte séquestrante est désormais le cadre même de la toile.
Dans les gravures, les farandoles de personnages renversés créaient de bruyants défilés bureaucratiques où l’absurdité des comportements par inversion des corps triomphait. On retrouve cet « homme déviant », « mutant », dans les photographies prises par l’artiste depuis le début des années 1970, qui accompagnent le sens de l’œuvre peinte, le renforcent et le rendent plus lisible encore. Parcelles, fragments d’humanité, de l’une ou l’autre approche de l’Homme, elles sont extraites des foules, des mondes, des sociétés, des cultures et des aires géographiques traversées par Yankilevsky depuis des décennies. Il s’agit bien de notre monde, de notre époque, de son illustration en fragments, du travestissement de l’homme, de l’absence d’humanité ou de sa présence fascinante, triomphante au cœur de tout ce qui, dans le monde, force la dénaturation de l’Homme.
Gravures, sculptures, série de Portraits d’homme, de Femmes au bord de la mer, assiettes peintes, sont ainsi parfaitement indissociables, connexes du cœur de l’œuvre ; les triptyques. Elles précèdent aux projets monumentaux et ambitieux des Portes et des objects tout en préservant une réelle autonomie.
L’humanité y est saisie avec toute la drôlerie et l’humour qu’elle inspire parfois. Nous sommes, dans l’œuvre de Vladimir Yankilevsky, farandolants, tristes, seuls, heureux, vivants ou morts, avec nos masques ou sans nos masques, sans tabous, sans faux-fuyants. Ce monde des hommes est en effet très drôle, absurde et ignorant ; il redevient profondément émouvant dans le regard du peintre. Ce qu’il nous invite surtout à ne pas perdre de vue est que nous sommes simplement des hommes. Sans jugement, loin de toute interprétation fantaisiste, sa perception dualiste de l’humanité traduite artistiquement est le fruit d’un simple constat. Ce n’est pas la figure humaine qu’il questionne mais bien la nature humaine.
La démarche de Vladimir n’est comparable à aucune autre au sein de sa génération. Nicolas de Staël écrivit en 1953 : «Toute ma vie j’ai eu besoin de penser peinture, de voir des tableaux, de faire de la peinture pour m’aider à vivre, me libérer de toutes les impressions, toutes les sensations, toutes les inquiétudes auxquelles je n’ai jamais trouvé d’autres issues que la peinture[10] ».
Que se passe-t-il dans l’esprit de Vladimir Yankilevsky ? Qu’y a-t-il derrière le masque de son apparence ? Le monde évidemment. La liberté est là et nulle part ailleurs. Elle est acquise, raison d’être et façon innée de voir et d’observer, de vivre en tentant l’ « impossible » alchimie du cœur et de l’esprit. Le prix à payer de la solitude. Mais en se sauvant, par lui-même, et en nous offrant dans son art les clés d’un voyage auquel nous avons tous accès – la vie – c’est une part de l’humanité qu’il sauve et emporte avec lui.
Dans le contexte précisément soviétique, l’œuvre de Vladimir Yankilevsky apparaît avec toute la force créatrice que l’artiste a su préserver naturellement. Si une œuvre précisément détachée du contexte, d’envergure universelle, a vu le jour en Union Soviétique, une œuvre ne se préoccupant que de parler le langage du monde, s’adressant aux hommes, à notre nature, à nos espérances, c’est sans aucun doute celle de Yankilevsky. Cette œuvre affirme que l’art reste un dialogue permanent entre les hommes et que le véritable artiste possède, aujourd’hui encore, la faculté de saisir le monde dans sa quintessence pour en transmettre ensuite une image positive en dehors de l’histoire, au-delà des frontières géographiques, historiques, sociales, culturelles et religieuses. Que retiendra-t-on de ce peintre russe malencontreusement rattaché aux « ismes » en tout genre ? Depuis toujours, Vladimir Yankilevsky a interrogé l’homme et présenté l’humanité dans toute sa splendeur, dans tous ses états. Il n’a jamais cessé de nous renvoyer une image finalement positive, profondément humaine et pardonnable de ce que nous sommes en dépit des conséquences désastreuses, pour nous-mêmes, de nos plus incurables inepties.
Charlotte Waligora
2008
[1] Paul Thorez, Moscou, éd. Rencontre, Lausanne, 1964, p. 148.
[2] Louis Réau, L’Art Russe, Henri Laurens, Paris,1921 (1e vol.) 1922 (2e vol.). Il s’agissait de la première étude française de qualité et de référence sur l’art russe moderne et contemporain.
[3] Raoul-Jean Moulin : “De l’art révolutionnaire des années 20 à la recherche d’un nouvel art soviétique”, in L’art Russe, Louis Réau, éd. Marabout, 1965, p. 280.
[4] p. 11-12.
[5] Administrativement reconnu « sans emploi ».
[6] 1957-1962, sous Khrouchtchev et dans le contexte de la déstalinisation, le parti propose par quelques gestes forts ce qui semble aux yeux des jeunes artistes de la génération de V. Yankilevsky une ouverture, inaugurée par le festival de la jeunesse, succédant à la première rétrospective des œuvres de Pablo Picasso à Moscou.
[7] Oscar Rabine, L’artiste et les Bulldozers, Etre peintre en URSS, éd. R. Laffont, Paris, 1981, p. 83.
[8] Expression d’Alexandre Gleser.
[9] Expression de Dinah Vierny.
[10] Germain Viatte, André Chastel, Anne de Staël, Nicolas de Staël, Catalogue raisonné de l’oeuvre peint, Ides et Calendes, Suisse,1998, p. 1035.