Ricardo Càstro – ABRAVANA (Brésil)

Ricardo Càstro – ABRAVANA (Brésil)

2013

Né d’un néologisme prononcé dans le contexte d’une anecdote, le nom, dont la graphie et la phonétique semblent résumer à elles seules la dynamique du mouvement, fonctionne comme une clé vocale, une formule magique ou un terme incantatoire qu’il suffirait presque de réciter pour se voir pousser des ailes et retrouver l’état d’esprit auquel il correspond. Abravana désigne un état d’élévation et de flottement de l’âme humaine, libérée de toutes les contingences physiques, morales, sociales, culturelles par la couleur et le mouvement, le chant, la danse, la forme, soit l’association de tous les arts visuels pratiqués par l’artiste.

Ricardo Càstro est né à São Paulo en 1972. Après des études d’architecture, entre 1990 et 1995 à l’Université Mackenzie, il étudie les arts plastiques à la Fondation Armando Álvares Penteado, dont il sort diplômé en 1999. Le Brésil est alors en plein épanouissement dans ces années qui suivent la chute de la dictature militaire (1964-1985). Dès 2001, Ricardo travaille régulièrement avec Renata Abbade, céramiste, Dudu Bertholini, principalement créateur de mode, et Kleber Matheus, graphiste, designer et néoniste. Il collabore aussi avec Eli Sudbrack, du groupe Avaf, avec lequel il a exposé à trois reprises à São Paulo et à New-York depuis 2006, date de leur rencontre. Ce groupe de créateurs – performeurs, vidéastes, dessinateurs, designers – s’inscrit profondément dans la voie tracée au Brésil par Hélio Oiticica (1937-1980) et dans le prolongement du mouvement Tropicalia (ou Tropicalisme), qui s’est affirmé vers 1967 – période de liberté relative entre le coup d’état instaurant la dictature militaire et la promulgation, en 1968, de l’acte institutionnel n°5 qui suspend la liberté individuelle. Le Néo-Concrétisme brésilien des années 1950 – considéré comme une rupture orchestrée par le Grupo Frente de Rio de Janeiro et le Grupo Ruptura de São Paulo, qui avaient réintroduit le modernisme formel des avant-gardes du début du XXe siècle dans le paysage artistique brésilien – a également considérablement influencé cette nouvelle jeunesse avant-gardiste formée à São Paulo dans les années 2000.

S’exprimant au sujet d’une série de performances de Ricardo Càstro intitulées Transformer, l’artiste et écrivain brésilien Fabio Morais explique toutefois que le plasticien ne vise pas forcément à s’inscrire dans une filiation picturale historique et considère davantage la peinture comme une « color-énergisation ». Si l’énergie est au Brésil une des valeurs fondamentales de la création contemporaine, la couleur est bel et bien une des signatures visuelles d’Abravana. Le mouvement est avant tout un espace immatériel d’actions, principalement marquées par l’art de la performance et motivées par un état d’esprit totalement émancipé et libre. Il propose systématiquement une série d’expériences qui visent à changer l’humain, à une échelle individuelle, pour – à terme et de manière exponentielle – parvenir, peut-être, à transformer le champ énergétique d’une planète et d’un système dont l’actualité est particulièrement brutale et violente.

A contre courant, l’esprit qui plane au cœur de ce mouvement propose une dynamique de libération exprimée à travers l’explosion de couleurs pures, un vocabulaire de formes géométriques dont il est possible de se vêtir et une diffusion lumineuse, profusion de scintillements, qui illumine tout ce qu’elle approche en suivant un rythme cher à l’art du carnaval brésilien ou des happenings libératoires. En Europe, le Body Art de Michel Journiac, de Gina Pane, de Hermann Nitsch et de Marina Abramovic est un art d’expression mettant en scène la souffrance physique, des chairs scarifiées et du sang. Abravana se situe à l’opposé de ces principes et érige une nouvelle métaphysique corporelle, proche de tout un ensemble de philosophies anciennes qui visent à élever positivement l’âme humaine, au-delà de toute corporalité douloureuse et sacrificielle.

En France, l’art brésilien contemporain reste méconnu, même si le Centre Pompidou s’est déjà intéressé au Tropicalisme, notamment dans le cadre d’un cycle de cinéma dédié à José Agrippino de Paula (1937-2007) en octobre 2010. L’art de Ricardo Càstro a, pour sa part, été présenté pour la première fois cette année, à trois reprises, dans l’Hexagone. Une performance Transformer s’est déroulée à la Friche la Belle de Mai à Marseille, au mois d’août, tandis que la boutique agnès b. de la rue du Jour, à Paris, a présenté deux toiles extraites de sa performance le mois suivant. D’autres seront à découvrir lors de la YIA (Young International Artists Art Fair) la semaine prochaine dans la capitale, aux côtés d’œuvres de Fabio Gurjao, Kleber Matheus et Camila Sposati. L’exposition, dont le commissariat est assuré par Laura Morsch, est présentée par la galerie Bertrand Baraudou. A Marseille, Transformer – comme chacune des performances à la fois scénarisées et improvisées par Ricardo de Castro – nécessitait la participation du public, invité à lancer des fioles de verre, contenant de la peinture acrylique de différentes couleurs, sur un monumental panneau de bois. Une performance participative(1) qui avait déjà été présentée à la Deitch Gallery, à New York, en 2008 et à la Casa Triangulo, à Sao Paulo, en 2012. Dommage qu’elle n’ait été programmée à Paris.

 Plus qu’une nouveauté, la performance marseillaise fut pour le public une véritable révélation. Restait à découvrir les photographies et les vidéos des précédentes actions réalisées au Brésil, les sculptures abstraites, géométriques et futuristes, les collages in situ. Totem-Magie(2)Super Abravana(3), Abravana et vaiii(4) se déclinent, se répètent tout en évoluant, et peuvent avoir lieu dans un musée comme dans la rue ; parfois, elles sont « simulées », dans le but de produire des vidéos qui mixent la culture télévisuelle des années 1970 et ses super-héros à celle, plus ancestrale et primitive, proche du chamanisme, d’Amérique Latine. C’est au cœur des gestes et des mouvements que la libération a lieu et que la transformation peut s’opérer. Promoteur d’un art du voyage transmental qui modifie durablement l’état d’esprit, Ricardo Càstro propose, à travers Abravana, une métaphysique sublime et enchanteresse pour une « abravanisation » des âmes. Désir de contamination ou prescription comportementale ? Volonté de voir disparaître de la surface de la Terre toute une série d’interdits qui emprisonnent l’homme dans des catégories sociales, éthiques ou religieuses ? Souhait presque magique de voir éclore un nouveau genre humain au cœur de la couleur en jaillissement ? Abravana se situe au carrefour des cultures tribales, pop et electro, modernes et contemporaines, traditionnelles et futuristes.

Artiste, chamane, gourou ou kabbaliste qui s’ignore – peu importe –, l’esprit de cet initiateur forme à lui seul une œuvre d’art totale, qui combine les genres musicaux, esthétiques, les mondes et civilisations et renvoie souvent à une séquence clé de l’humanité : le Big Bang, dont il serait une parcelle sauvegardée. En renouant avec ses instincts primitifs et sauvages dans le cadre de ses vidéos et de ses performances, Ricardo Càstro adresse une invitation à redessiner le monde et à réinventer ses rouages aux couleurs d’Abravana. Vassily Kandinsky avait parlé des valeurs spirituelles de la couleur et de leurs effets sur le regardeur dans le manifeste mythique, publié en 1912, Du spirituel dans l’art ; André Malraux avait quant à lui prédit, au cœur du XXe siècle, que le XXIe siècle serait spirituel ou ne serait pas. Abravana inaugure peut-être, autant qu’il confirme, cette célèbre déclaration.

(2) Performance réalisée en 2010, à Atacama au Chili.

(3) Performance réalisée en 2011, à São Paulo au Brésil.

(4) Performance réalisée en 2008, commissariat Fernando Oliva, Musée d’art moderne de São Paulo.