MALEVITCH AUJOURD’HUI : TRAJECTOIRE POUR UN CARRE NOIR

MALEVITCH AUJOURD’HUI : TRAJECTOIRE POUR UN CARRE NOIR

édité sur artshebdomedias.com

Le Stedlijk Museum d’Amsterdam présente une exposition Kasimir Malevitch (1879 – 1935) et l’Avant-garde russe, sélection d’œuvres choisies dans les collections historiques de Nicolaï Khardziev (1903-1996) de Georges Costakis (1913-1990) respectivement conservée par le Stedelijk et par le musée d’art moderne de Thessalonique. Bart Rutten[1] et Maria Tsantsanoglou[2] signent ensemble une exposition éblouissante constellée par une série de chef d’œuvres d’Ivan Pougny co-signataire du manifeste suprématiste en 1915, d’Olga Rozanova et de Lliubov Popova, notamment.

Le Stedelijk présente également, en plus des grands classiques du genre, les planches d’enseignement du peintre russe alors qu’il enseignait au Ghinkhuk[3] entre 1925 et 1927, et une reconstitution de la salle 0,10 qui permet de voir pour la première fois le célèbre Quadrangle noir sur fond blanc (1915) à la place choisie par Malevitch : celle réservée aux icônes dans la tradition russe. La sélection illustre magistralement le cheminement de l’artiste jusqu’à son décès, en traversant l’avènement d’un des mouvements majeurs du début du 20e siècle et pour la seconde moitié du siècle : le suprématisme qui consacrait initialement les principes de la modernité à l’aide des moyens plastiques les plus élémentaires possibles jusqu’à la composition du Quadrangle blanc sur blanc (1918, MoMA – New York).

Près de cent ans après, quel est l’impact de Malevitch dans l’art contemporain ? Notamment chez les plus jeunes, quelles que soient leurs pratiques et à l’heure de toute transversalité ? Qui parmi eux a perçu le sens réel de cette abstraction radicale incarné par le quadrangle noir toujours présenté sous le titre de Carré noir ou de Black square, figure emblématique de la modernité, point culminant et jamais égalé de toute l’avant-garde ?

En France, les années 1960 marquent un temps étonnamment fort de pas effectués vers une (re)découverte[4], voire une résurrection des principes fondamentaux de la peinture suprématiste notamment en termes de construction et de composition, de précision d’une spatialité totalement nouvelle.

En 1965, le minimalisme de François Morellet (né en 1926 à peine précédé par l’expérience du G. R. A. V.[5] – fondé à Paris en 1961 – proposait, au moment même où la technologique le permettait, d’approfondir les problématiques de structure, de lumière et de mouvement qu’un premier art constructiviste et cinétique favorisé par Anatoli Lounatcharsky jusqu’au décès de Lénine avait permis de résoudre en Russie par Alexandre Rodchenko et Lissitzky puis Naoum Gabo et Antoine Pevsner. La fascination des intellectuels français pour la révolution russe à cette époque aura peut-être été un vecteur d’intérêt et d’influence dans les arts plastiques contemporains. Le minimalisme lui-même commémore bien entendu, à partir de 1965[6], les apports de Malevitch ainsi que les préceptes du « Less is more » de Mies van der Rohe (1886-1969) jusqu’alors appliqué dans l’architecture moderne et caractéristique du style international. François Morellet est sans doute le seul autant que le premier à avoir sur répondre et questionner la part suprématiste de l’œuvre de Malevitch.

 

1960 toujours : Victor Vasarely (1908-1997) inaugure l’ « op art » en imaginant son losange emblématique à partir d’un Hommage à Malevitch peint entre 1952 et 1958. Dans cette œuvre picturale, Vasarely fait « pivoter » le célèbre Quadrangle sur son axe, mouvement qui produit un effet d’ombre et de lumière représenté par les zones grises, fixées dans l’œuvre entre le noir et le blanc. Toute l’œuvre figurative de Malevitch précédant le suprématisme semble avoir été une captation de la lumière et de sa réflexion vibratoire sur le visible. Il débute par ailleurs, en tant que divisionniste dont le principe de juxtaposition chromatique est inspiré par la loi du contraste simultanée de Chevreul édité en 1839. La part belle faite à la lumière au sein du G. R. A. V et de l’œuvre de François Morellet qui utilise le néon et le pose souvent à l’extérieur du champ pour prolonger l’espace constitue un formidable écho à la lumière suprématiste. Toutefois, il sera – dans la France des années 1960 – fait abstraction de la dimension spirituelle accordée par Malevitch à la lumière et à l’infini blanc qui se situait lui-même dans le prolongement de l’art de l’icône et de sa radiation interne.

La première manifestation du G. R. A. V se déroule à Paris en avril 1962. Elle réunit les œuvres des deux argentins : Horacio Garcia-Rossi (1929-2012) et Julio Le Parc (né en 1928) récemment consacré au Palais de Tokyo[7], les français François Morellet, Joël Stein (1926-2012), Jean-Pierre Yvaral (1934-2002) et l’espagnol Francisco Sobrino (né en 1932).  En 1963, ils publient un manifeste dans lequel ils déclarent : « Nous voulons intéresser le spectateur, le sortir des inhibitions, le décontracter. » affirmant la dimension à la fois interactive et expérimentale d’une œuvre collective qui prend forme en 1963 avec le désormais célèbre Labyrinthe dont une variante fut présentée cette année encore au Grand Palais, dans le cadre de l’exposition Dynamo[8]. Composé initialement d’une vingtaine de chambrettes, constituant un parcours conduisant le visiteur à travers un dédale de miroirs, ampoules, néons, disques, cylindres, roues (reproductible, déclinable et itinérant jusqu’à la version présentée cette année) le labyrinthe du G. R. A. V mettait à l’épreuve de la technologie contemporaine et de toute une série de nouveaux matériaux, les problématiques suprématistes de cohésion entre structure, mouvement et lumière : expressions plastiques de nouvelles dimensions plastiquement exploitables.

La découverte de l’œuvre de Malevitch en France et son interprétation plastique a souvent été strictement formaliste et la question de sa compréhension profonde et de sa dimension spirituelle réservée à quelques initiés, notamment et pendant longtemps : Jean-Claude et Valentine Marcadé,[9].  La France du rationalisme de Descartes n’affectionne aucunement l’expression de la spiritualité qu’elle entend comme une forme de mysticisme ridicule, d’autant plus lorsque celle-ci passe par une représentation cruciforme aussi rudimentaire soit-elle. La Russie au contraire, et notamment la scène moscovite n’a eu de cesse d’explorer un rapport à l’espace qui revêt dans les arts plastiques une dimension presque systématiquement spirituelle qui n’exclut aucunement sa relation à la recherche scientifique la plus récente possible et aux avancées technologiques qui lui sont contemporaines. Toute l’œuvre de Vladimir Yankilevsky (né à Moscou en 1938) exprime une spatialité et un système de construction basé sur le tesseract, produisant des modulations de perception de ses corps féminins notamment.

Spiritualité : Kleber Matheus (né en 1980), néoniste brésilien établi à Paris et assumant pleinement l’héritage formel de Malevitch, affirme avoir tout ignoré de cette valeur inhérente à l’œuvre du peintre russe : « D’une façon intuitive je savais qu’il y avait une dimension spirituelle. J’essaye toujours de créer une histoire, de donner du sens aux œuvres graphiques et géométriques. J’essaye de comprendre le mouvement de l’abstraction et les énergies qu’elles dégagent. Au Brésil il n’est pas rare d’évoquer ces valeurs. En France, c’est plus difficile et mal perçu. J’ai toujours aimé Malevitch, initialement pour les valeurs mathématiques et géométriques du suprématisme et sans être conscient des valeurs spirituelles dans son oeuvre. » C’est le néo-concrétisme brésilien incarné par la figure majeure d’Helio Oiticica (1937-1980) qui réactive ce vocabulaire géométrique à priori élémentaire. Pour Oiticica, tout comme pour les « G. R. A. Vistes » toutefois, la couleur et la forme doivent impérativement s’émanciper de la toile, l’art doit explorer la relation de l’individu à l’environnement. Pour Ricardo de Castro (né en 1971) performeur qui – dans cette perspective – vise la création de la sculpture sociale invisible théorisée par Joseph Beuys dans le cadre de performance participative, n’en commémore pas moins le vocabulaire suprématiste par une série de sculptures composées d’éléments géométriques disposés dans l’espace. Le triangle violet est sa signature visuelle. Ses collages de rues et d’angles supposent par ailleurs des éclatements ou ouvertures vers une dimension autre, comme si le réel pouvait être traversé vers un ailleurs non nommé. En sculpto-installation, l’artiste utilise des miroirs juxtaposés à des objets géométriques mis ainsi en abîme. La série Amo Vai et Amo Vem, la série des accumulation composées de vinyl adhésif sur verre et présentées en 2012 à la Casa Triangulo de Sao Paulo illustrent les dynamiques chères à l’artiste commémorées par des associations de formes élémentaires.

« Les formes pures de Malevitch » telles qu’il les nomme, inspirent Kleber Matheus depuis ses débuts. Les œuvres récemment présentées à la galerie Nationale de Sao Paulo, constituées d’un ensemble de néons à l’apparence d’octogones déviants, enchevêtrés intitulés Portails constituent une percée lumineuse approfondies par les reflets chromatiques de la lumière sur le plan fixe des murs. Il s’agit de « motifs » qui agissent à la manière d’images résiduelles. La Transfiguration elle-même exposait le principe d’une silhouette persistante, de l’abstraction d’une figure simplifiée noyée dans la lumière. Pour Kleber Matheus, portails et cubes blanc mettent en abîme des espaces de possibilités dans l’espace.

 

Le suprématisme marque la fin de la superposition chromatique et le début de la juxtaposition de couleurs exclusivement primaires et complémentaires auxquelles s’ajoutent le noir et le blanc. Cette « réduction » chromatique va de pair avec la simplification formelle. Mais contre toute attente, lorsque Malevitch pose un « carré noir » sur un fond blanc en 1915, il s’agit d’un quadrangle : les formes présentées en apesanteur et en mouvement, dans des rapports d’échelles qui traduisent a priori, une fois encore, la traditionnelle profondeur euclidienne, n’ont presque jamais d’angles droits, ce qui affirme un procédé inédit : la mise en abîme d’espaces dans l’espace. C’est le premier apport fondamental de Malevitch à l’art du 20e siècle. Il fut le premier à représenter une structure spatiale proche des recherches scientifiques les plus avancées de son époque et notamment celles qui permettent à Albert Einstein de définir une quatrième dimension du temps et de l’espace-temps théorisée en 1905, dont la transcription géométrique est le tesseract ou la représentation quadridimensionnelle du cube tridimensionnel représenté en mouvement et mis en espace dans le temps. Plastiquement, il a la valeur optique de la quatrième dimension : le mouvement dans l’espace.

Antoine Schmitt (né en 1961) imagine Pixel noir en 2010, une installation présentée en 2013 par la galerie Charlot dans le cadre de Slick au cours de la semaine de l’art contemporain, en hommage à Malevitch. Composé d’une générative, d’un tableau carré noir, d’un ordinateur, d’un vidéoprojecteur et d’un programme spécifique, l’œuvre propose la circulation en mouvement d’une nuée de pixel autour du carré noir resté dans l’ombre. Sa première œuvre Le Pixel Blanc,[10] datée de 1996, est ainsi titrée en hommage à Malevitch.  Pour Pixel Noir : « J’ai étudié un mouvement obsessionnel entre une forme mouvante et une forme fixe, celle du carré noir autour duquel s’agite un essaim de pixels  qui sont des petits carrés blancs ayant un comportement d’entité obsédée par le carré le noir auquel elle se frotte, qu’elle caresse, approche, sans pouvoir y accéder toutefois. »

Sa première rencontre avec l’œuvre de Malevitch a lieu à Amsterdam en 1992 devant une œuvre de Malevitch : « Un carré. Que j’ai vu en 1992. J’ai tout d’abord eu une perception bidimensionnelle de l’œuvre. Ce fut un choc esthétique. On découvre ce qu’est un artiste en regardant Duchamp. Moi j’ai eu cette révélation en regardant Malevitch. Là j’ai compris ce qu’était être un artiste. Être un artiste est faire un geste et l’assumer. Malevitch fut pour moi une prise de conscience.

Initialement ingénieur programmateur dans l’industrie, Antoine Schmitt qui s’oriente vers la création tardivement, fonde le G. R. A . T. I. N. en 2000 : Groupe de Recherches 
en Art et Technologies Interactives et/ou Numériques. L’avant-garde russe affectionnait déjà les acronymes, le cyrillique étant, par ailleurs, en lettres capitales, parfaitement graphique. Ses œuvres génératives sont des programmes : « Ce qui m’intéresse est le mouvement, de fabriquer le mouvement et de questionner les processus qui génèrent du mouvement. Le programme est d’ailleurs quelques chose de magique. Je me suis rendu compte il y a peu de temps du sens de “pro – grammer”, c’est-à-dire “écrire le futur”. Il ne s’agit pas de fixer le passé ou le présent, mais bien d’inscrire des processus qui vont se produire. Dans l’histoire des arts plastiques, ce matériau est unique. Je crée des situations délicates, qui retiennent l’attention. Je recrée les conditions d’apparition de mouvement. »

 

Quadrangle : Le dialogue entre François Morellet et Kasimir Malevitch est ininterrompu depuis près de 50 ans. En 1982, déjà, l’artiste Français exposait à Chambéry une série intitulée Le Fantôme de Malevitch. Récemment encore, en mars avril 2011, la galerie Kamel Mennour à Paris proposait une exposition « Kasimir Malevitch, François Morellet – Carrément », composée de variations du célèbre carré « interprété », prolongé par des lignes de néons blancs.

 

François Morellet précise presque toujours dans ses titres le degré des angles qu’il compose comme indication essentielle de la déviation subie par la droite. Lélia Mordoch explique en 2006 à propos de l’œuvre  : « S’il y a une dimension plastique des mathématiques, c’est la géométrie. François Morellet est un explorateur, son œuvre est le miroir de l’infini dans sa déclinaison spatiale. Tracez une droite verticale, une droite horizontale, mettez une flèche au bout de chaque droite, rajoutez plus et moins l’infini de droite et de gauche… et c’est là que les ennuis commencent pour tous ceux qui, comme moi, sont paresseux, et qui aimeraient bien se promener dans l’infini, ce huit penché, serpent qui se mord la queue et symbolise l’univers dans la plupart des mythologies.[11] » Mais pour François Morellet : « Voilà, entre autres, une de mes nombreuses professions de foi : “Je pense être fidèle à ma ligne de conduite inflexible depuis vingt-six ans, qui peut se résumer par “ en faire le moins possible”, ou plus prétentieusement : trouver des principes qui soient suffisamment simples et précis pour que la limitation de ma responsabilité soit bien évidente et que les spectateurs ne me rendent responsable, plus que je ne le mérite, de ce qui est dû à leur grande richesse d’interprétation”. Je l’ai écrit en 1978, il y a 35 ans et je n’ai pas changé. Et j’ai même été plus loin en 1980 : “En effet il y a un grand danger d’être mal compris quand on ne dit rien. Mais aussi quelle dose de perversité quand on veut exprimer rien (ou presque) de choisir le moyen de l’art qui, d’après le sens commun, est un mode d’expression ? Je me suis souvent demandé quelles pouvaient être les raisons qui poussent certains artistes actuels (dont je fais partie) vers cette non-expression, ce vide. Et cette raison, cette justification, ne serait-elle pas que la sensibilité actuelle d’un micro-milieu d’amateurs d’art serait devenue d’une nature telle qu’elle se bloquerait au premier soupçon d’intention, à l’ombre d’un message. Ces spectateurs refuseraient de déballer leur pique-nique sur un terrain déjà occupé, ils se sentiraient enfin adultes et deviendraient allergiques à la dictature des surhommes. Le cauchemar deviendrait rêve. Voir disparaître à jamais le mot génie, en art ou en politique, ce serait génial.”

 

Univers : Lorsque Malevitch pose le tout aussi célèbre Quadrangle blanc sur fond blanc en 1918 expliquant presque simultanément : « Je suis sortie dans le blanc, voguez à ma suite camarades aviateurs », il précise le sens des espaces picturaux quadrangulaires qui traduisent pour lui l’accession de l’esprit humain à une dimension spirituelle extatique, supérieure et infinie.

Dans la foulée de la théorie de la relativité, le peintre définit sur ce point une cinquième dimension dite de «  la distribution du divin dans le visible » puis une sixième qui est nommée « Supremus », autrement dit « suprême ». Le suprématisme était la « première » traduction picturale d’une autre réalité, celle de la liberté de l’âme et de son flottement, celle de la liberté affirmée de l’homme, et ressentie par lui, déposée de manière tangible à la surface physique du monde à l’aide un signe géométrique élémentaire, celle d’une forme pleinement ressentie d’élévation. Pour Bart Rutten : « Je connais des peintres très attentifs à ce qu’à fait Malevitch dans cette perspective, notamment des peintres contemporains qui travaillent d’une façon abstraite. J’ai parlé avec des artistes hollandais qui se sentent reliés à la tradition de Malevitch dans cette perspective. Une tradition spirituelle. Il n’est pas nécessaire d’avoir des suiveurs, mais le fait que cette dimension existe, que le sens de l’œuvre dépasse ce que l’on voit, projette notre esprit hors de la réalité est une expérience qui a considérablement inspiré la scène contemporaine. » Pour Antoine Schmitt : « J’ai lu Malevitch, bien entendu. Le terme de spiritualité ne me parle pas. Ce que j’ai ressenti devant ce tableau, c’est la liberté. Une liberté qui est pour moi la condition même de l’artiste. On représente en tant qu’artiste la liberté. »

 

Depuis la première empreinte laissée de pigments projetés sur les parois des grottes et des cavernes auxquelles on prête, de nos jours encore, des valeurs religieuses et spirituelles ou mystiques. La main laissée sur les parois inaugurait la sédentarisation à venir des hommes et à chaque étape de développement, à chaque percée notamment technologique, à chaque révolution matérielle qui projette un groupe humain loin de ses champs de vision et de lecture habituels, l’homme se repense dans une perspective immatérielle et ouvre des portes spirituelles en interrogeant le ciel.

Les artistes du G. R. A. V réintroduisaient d’ailleurs ces problématiques au moment de l’avènement de la conquête spatiale couronnée par la mission Apollo 11 de juillet 1969.

Au cœur de quelle révolution la géométrie suprématiste agit-elle aujourd’hui totalement ressuscitée, réemployée ? À quel moment un peintre installateur, un vidéaste compositeur d’œuvre générative, un graffeur utilisent-ils – au delà de procédés techniques parfaitement contemporains  – un carré noir, non sans penser à Malevitch mais en ignorant quasiment tout de son savoir et de ce qui l’a amené à tracer un quadrangle dans l’infini blanc de 1915, dans une Europe en guerre et dans une Russie au bord du chaos ?

Lek (né en 1971) est passé du graffiti à l’installation. Il a transformé le signe rudimentaire que constitue le graffiti dans ses fondements en des dispositifs plastiques qui déstructurent l’espace visible et tangible réinventé au moyen de la peinture et d’installations éphémère, improvisée à l’aide de matériaux de récupération. Il éprouve de cette manière la perception que nous en avons et nous invite peut-être à le suivre dans les méandres de l’espace urbain tel qu’il l’a toujours vécu et expérimenté en tant que graffeur. Cette appréhension de l’espace est la problématique essentielle de son œuvre. Dans le grand escalier du palais de Tokyo qui mène désormais au Yoyo, il a intégré une porte rouge à peine perceptible, entre autres phénomènes d’ouverture. Il balise ainsi l’espace mental et procède à la traçabilité d’une cartographie de l’imaginaire. Qu’aurait-il fait du quadrangle noir ? Ou plutôt… Qu’aurait-il pu imaginer à l’intérieur de cet espace sans limite et sans fin ? Cette problématique est également celle de Delta (Boris Tellegen, né en 1968), actuellement exposé au Palais de Tokyo. Sans surprise, Sowat (né en 1978) et Dem 189 réinterprètent le carré au cœur du célèbre Mausolée.

 

Œuvre aussi inépuisée qu’inépuisable, le Carré noir continue d’intriguer. La profondeur du noir fut peut-être la première tentative de permettre au spectateur d’éprouver physiquement et optiquement la peinture. Jérémie Setton a pensé l’installation picturale Square présentée dans le cadre d’Art-o-Rama 2013, en pensant à Malevitch et en produisant des effets d’optique exclusivement obtenu à partir d’un travail sur la couleur et le volume. « Quand j’ai fait ma pièce « Square », j’ai évidemment pensé aux Carrés de Malevitch. J’avais déjà fait d’autres « modules bifaces » monolithiques verticaux, mais là je voulais aller au bout de la logique en radicalisant la forme jusqu’à sa plus simple expression, le carré. Je voulais inclure dans un même élément le volume et le plan ; l’idée même de l’instant de la représentation ; là ou l’épaisseur du réel se fait plan de l’image (et du tableau). Mon « Square » n’est pas un plan, mais « l’image d’un plan » (c’est un volume qui montre un plan, donc la superposition du réel avec « l’image ») C’est le moment ou l’épaisseur du monde se fait plan de l’image qui m’intéresse. Toute « imagerie » serait superflue là. Ce n’est pas un Monochrome mais l’image d’un monochrome (c’est un bichrome qui, placé dans sa lumière, dématérialise le volume, produit une absence…). L’oeil se perd dans la profondeur « du tableau » et ne s’arrête pas à sa surface. Dans « Square » (en anglais), l’espace faisant apparaître le « carré » est important mais l’espace de déambulation du visiteur autour du monolithe l’est aussi. C’est le Square (en français) un espace « public », dans lequel, les gens qui entre révèle la fragilité de l’équilibre qui constitue cette pièce. En ce sens, c’est une installation « performative » car elle nécessite l’immersion du corps du visiteur. »

 

Quel sens donner au carré noir ? Le 17 septembre 1981 Edik Steinberg (1937 – 2012) écrivait une lettre à Malevitch dans laquelle il tentait d’expliquer du point de vue russe contemporain cette profondeur comme l’expression d’une solitude, d’une absence et d’un abandon.: « […] Dieu est mort, dira l’Europe. La solitude sans Dieu, dit la Russie. Je pense que « Le carré noir » est la limite extrême de cette solitude, exprimée par les moyens artistiques […] Laissant sa liberté au spectateur, le langage géométrique oblige le peintre à renoncer à son moi  […] Pour moi, Votre langue est devenue un moyen d’exister dans la nuit que Vous avez appelée « carré noir ». Je pense que la mémoire humaine reviendra toujours au « carré noir », au moment où l’humanité devra vivre la tragédie mystique de la solitude sans Dieu. Moscou, été 1981. Votre « Carré noir » est de nouveau exposé au public Russe. Dedans, on voit à nouveau la nuit et la mort… Et à nouveau, on se pose la question : la résurrection est-elle possible ? » Le carré noir est versé avant la révolution, il sort de l’oubli avant la Perestroïka. Le troisième temps pourrait être celui d’une compréhension nouvelle à l’aune du blanc sur blanc de 1918. Pour Jérémie Setton : « Je connaissais la dimension spirituelle de son Oeuvre. J’ai un peu bossé sur des Icônes Byzantines quand j’étais restaurateur. Et j’ai souvent pensé qu’une proposition aussi radicale que le carré noir ou le carré blanc ne pouvait pas ne pas avoir de dépassement spirituel. Pour moi c’est aussi un peu l’aboutissement de la peinture. La forme sur le fond (visible, présentée pour le carré noir) et la forme « invisible » soustraite au regard, trace de l’absence, archétype de la représentation, de l’image (carré blanc). »

 

Pour Ricardo de Castro : « Le carré noir est un portail radical qui ouvre un champ de possibilités, un abîme où l’on peut tomber ou voler. »

Pour François Morellet : « J’ai dû rencontrer le carré noir de Malevitch dans un grand livre de Skira sur l’art moderne au milieu des années 40 et c’est environ 5 ans plus tard que je me suis aperçu que ce si beau carré n’était pas aussi vide que je ne l’avais cru. En 1953 j’ai réalisé comme une suite à Malevitch avec une de mes œuvres les plus radicales intitulée “16 carrés” (mais tous garantis sans transcendance !). »

 

Chaque époque, chaque aire géographique possède le libre choix de son interprétation.  Comment une œuvre peut-elle avoir toutefois soulevé autant de question qu’inspiré d’hommage, d’artistes, et porter bien malgré elle la prétention d’avoir résolu tous les problèmes posés par les arts de la représentation à l’époque moderne ?

Point d’intersection et de rencontre, ce tableau de Malevitch semble autant figurer le début que la fin de toute chose au sens philosophique, métaphysique, plastique. Le Carré noir avait-il laissé un questionnement en suspens ; cristallisait-il effectivement une absence ou avait-il au contraire scellé l’impensable : la résolution définitive d’une équation suprême qui mène à l’illumination, au cœur de l’infini blanc dans le Quadrangle blanc sur fond blanc de 1918 ? Bart Rutten affirme que l’œuvre de Malevitch constitue aujourd’hui encore et avant tout, une proposition. Il ajoute : « Malevitch a influencé un nombre considérable d’artistes. Il devait être un artiste exceptionnel. Cette exposition est l’occasion de mettre en évidence son apport à l’art contemporain. De guider aussi les gens vers une compréhension plus juste de son oeuvre. Malevitch, à travers son art, a proposé la vision d’un autre monde, d’un monde meilleur et c’est quelque chose que l’on ressent constamment en face de ses peintures. On sent bien qu’il se considère comme un guide, celui qui nous montre le chemin vers un monde à venir, prochain. On ressent sa croyance extrêmement forte du pouvoir de l’art sur l’esprit humain et on ressent cela sans avoir à lire quoique ce soit. Juste en regardant ses tableaux. »

 Charlotte Waligòra

 



[1] Conservateur au Stedelijk.

[2] Directrice du musée grec.

[3] Institut de culture artistique fondé à Petrograd dépendant de l’Unovis fondée par Malevitch en 1919 à Vitebsk.

[4] A la fin de cette décennie, en 1969, le Musée Nationale d’Art Moderne alors installé au palais de Tokyo et représenté par Bernard Dorival et Jean Cassou, faisait d’ailleurs l’acquisition d’un dessin présenté à l’achat comme étant de Malevitch et qui s’avèrera être de El Lissitzky d’après « Supremus n° 58, composition dynamique jaune et noire », 1916, de Malevitch (1924 – AM 3753 D). Le dossier d’achat est conservé aux archives des musées nationaux. Dix ans plus tard, Malevitch était montré pour la seconde fois, en 1979, dans le cadre de l’exposition Paris-Moscou. La première fois avait eu lieu en 1914, au salon des indépendants. Il avait exposé avec toute la section de l’avant-garde vraisemblablement montrée par Alexandra Exter.

[5] Groupe de recherche en art visuel.

[6] Le mouvement sera défini par Richard Wollheim (1923-2003) cette année-là, au moment où le MoMA présentait « The Responsive Eye » qui réunissait précisément Vasarely, François Morellet, l’Anglaise Bridget Riley, les Américains Louis, Noland, Stella et rétrécissant la frontière entre minimalisme et optique art ou art cinétique

[7] Julio le Parc du 27 février au 13 mai 2013.

[8] 10 avril au 23 juillet 2013.

[9] Jean Claude Marcadé est l’auteur d’une thèse sur Malevitch dirigée par Valentine Marcadé première chercheuse française en art russe après Louis Réau au début du 20e également auteur d’une thèse sur l’art pictural russe éditée en 1971.

[10] Ordinateur, pixel blanc, algorithme de comportement. Non interactif. Installation, conçue pour être videoprojetée sur un mur, ou montrée sur écran, dans un cadre d’exposition (en ligne ou hors ligne). La durée est infinie, il n’y a pas de fin. Créé en 1996, au sein de la série Jalons 8/96.
Retravaillé en plusieurs versions jusqu’à 2000.

[11] Lélia Mordoch, I prefer π, exposition François Morellet, du 16 au 20 mars 2006. Galerie Lelia Mordoch Paris.