Jean Rustin – La métamorphose du sens

La métamorphose du sens

2004

Texte édité en 2007 à l’occasion de l’inauguration de la Fondation Rustin (2006-2012). La Fondation Rustin a été fondée par Corinne van Hövell en 1995. 

 

 

 Il ne faut pas, je pense, tenter de comprendre la peinture de Jean Rustin, l’appréhender en partant de l’idée préconçue et totalement fausse à mon sens, d’une déshumanisation. Inversement.

C’est dans l’intimité de son atelier – à force de voir et de revoir les toiles dérangées au hasard par le peintre les unes à la suite des autres – que m’est apparue l’idée d’une invitation à pénétrer dans un univers, un microcosme au sens strict, un « vase clos » peuplé d’hommes et de femmes qui n’en sont pas vraiment mais le deviennent et dont on devine les pensées et réactions immédiates. Car, à bien y réfléchir, à aucun moment face à une toile de Jean Rustin on ne se pose la question de l’avant ou de l’après. L’image se « consomme » telle qu’elle nous est présentée, sans possibilité d’évasion et sans aucune possibilité de sublimation du sujet ou de dépassement de son instantanéité. La peinture de Rustin s’impose d’elle-même au spectateur dont l’imagination n’est aucunement sollicitée. Elle invite davantage à la réflexion et conduit à la mutation du jugement qu’elle impose à priori.

Au fur et à mesure que l’artiste présente sans mot dire son travail – on entend juste le frottement du châssis sur le sol, les craquements du bois du chevalet et le crissement discret de sa mécanique – notre regard de simple spectateur s’accroche à la toile, le sujet nous aspire et nous pénétrons sans nous en rendre compte dans cette bâtisse poussiéreuse et presque désaffectée qui sert d’unique décor au peintre. Dans ce décor dépouillé, un lit, une ouverture – porte ou fenêtre – les arêtes des murs rythment la composition. Seule l’ampoule bleue, une ampoule électrique, un boîtier rouge, une serviette, une prise électrique circulaire, recèlent une valeur purement décorative, en tout cas plastique, et peut-être, parfois, symbolique puisque le motif de l’ampoule bleue rappelle, dans sa forme, les verges peintes par Rustin. On se surprend alors à déambuler de pièce en pièce ou l’on rencontre là, dans un coin, en face de nous, sur le côté ou légèrement en dessous, ces êtres de petite taille qui nous observent tantôt avec curiosité, tantôt avec dédain, courroucés et nous reprochant presque de venir les déranger. On devine leur tristesse ou cet amusement de nous rencontrer derrière la porte qu’ils viennent de franchir et si l’on fait l’effort d’écouter, ce ne sont que des pas que nous entendons, parfois des sanglots et des cris étouffés ou des gémissements lubriques.

Jean Rustin a avancé depuis trente ans vers cette figuration qu’on lui connaît aujourd’hui et qui lui a valu tant de missives. « Pornographique »  et « répétitif », voilà la manière dont on percevait sa peinture depuis ce changement amorcé au début des années 1970. Le peintre explique lui-même que l’exposition qu’il fit à l’ARC en 1971 constitue la rupture entre la période abstraite et celle, figurative, à venir.

Sa peinture a depuis été l’objet de scandales et je ne cesse de me demander en explorant le goût de la critique à l’époque, en tout cas depuis la fin des années 1970 : « Pourquoi ? » Sans doute parce qu’on s’était amusé à se persuader que la peinture de chevalet était définitivement morte et n’avait plus aucun intérêt. Peut-être aussi parce que la problématique[1] de l’art contemporain à cette époque n’était pas ou plus celle que Rustin abordait. L’a t-elle seulement été depuis trente ans ? Enfin, parce que le support de l’artiste semblait alors en France totalement « has been » et parce que le contexte des années 1980 à fait que l’on n’attendait plus en art d’images glauques, morbides et sexuelles, perçues comme telles en ce qui concerne Rustin. Catherine Millet écrivait en 2004 à propos de l’exposition londonienne « Triumph of Painting » ; « On n’imagine pas un titre d’exposition pareil en France ! » poursuivant « C’est que chez nous la peinture est souvent considérée comme l’était la masturbation dans les pensionnats, c’est-à-dire comme une pratique honteuse. »[2]

L’ambiguïté de la peinture de Rustin réside en ce qu’on ne sait pas qui est représenté et, de fait, il est possible de prime abord de se projeter et de se demander si ce n’est pas Nous, nous autres hommes et femmes mis soudainement en présence d’autres hommes et femmes. Si c’est Nous, alors « Non, quelle horreur ! »… On compare du coup l’humanité rustinienne – on se pose surtout la question d’une humanité dans sa peinture – et pour mieux évacuer cette nauséeuse pensée on a osé penser aux déportés de la Shoah : « Non ! décidément ce ne peut être nous ! » Étrange recul…

Le problème de cette humanité réside dans son apparence. Nue, elle est ascète et sans âge certain, en réalité elle vieillit avec le peintre. La peau flasque se profile en bourrelets, les articulations présentent des déformations, les visages sont souvent asexués et les têtes ont une calvitie systématique. Vêtue, elle l’est parfois d’austères tuniques. Ces personnages sont courbés sous le poids d’une pesanteur atmosphérique que toute la peinture de Rustin produit. Paradoxalement, alors que tout concourt à leur donner une apparence de survivance, leurs yeux sont lumineux, humides et leurs regards sont merveilleusement chargés d’expressions et de sentiments divers. Ils vivent, respirent et ressentent. Ce sont des êtres sensibles et émotifs qui nous regardent sans gêne et communiquent leur supplice.

L’expression de la sexualité dans la peinture de Jean est, certes, crue. Elle n’est cependant aucunement pornographique. La pornographie, si elle n’est rien d’autre que la mise en scène et en image de la sexualité, suggère toujours l’invisible ; le désir, l’excitation, le plaisir et l’extase, absents pendant longtemps de l’image rustinienne.

Lorsque ses personnages se touchent, se masturbent, lorsqu’ils pénètrent et qu’elles se font pénétrer, on peut voir dans les tableaux de Rustin un déballage de chairs violacées ou rouges dont le naturalisme ne fait aucun doute. De la verge pénétrante à la vulve dévoilée par l’écartement de l’entre cuisse, rien n’est épargné au regard du spectateur et pourtant, le naturel de la situation, peut-être primitive et instinctive, est sans équivoque pour ceux qui la vivent.

Le titre, d’une manière générale, influencent la compréhension d’une œuvre. Dans le cas de Cauchemar (1981), et dans le contexte des années 1980, le titre contribue à provoquer la répulsion du spectateur. Il pourrait laisser entendre que l’artiste lui même appréhende cette scène avec une certaine forme de dégoût. La peinture dans ce cas exorcise. Mais Rustin insiste peut-être plus probablement sur la banalité, sur la normalité, de l’acte. Le titre Une chose bien ordinaire pour un même sujet renforce l’évidence de la sexualité. Si Rustin donne des titres « au hasard », ils éclairent, en tout cas ils influencent la lecture de l’image, sa réception, sa compréhension. Dans Cauchemar, comme dans de nombreux autres tableaux sur ce sujet, l’ « écœurement» ressenti vient peut-être aussi d’une présence de trop. Les personnages de Rustin regardent simultanément le spectateur, ce qui éloigne leur esprit de l’acte qu’ils accomplissent et renforce l’obscénité de l’image. Ce n’est donc pas l’acte qui dégoûte ses détracteurs, c’est son manque de réserve. Le titre ne serait-il pas aussi une anticipation de la réaction du regardeur confronté à l’image ?

Quoi qu’il en soit et uniquement en ce qui concerne la représentation de l’acte dans les années 1980, le plaisir qu’il procure et/ou les sentiments qui le justifient étaient absents de la toile. Les expressions de ses personnages ne trahissaient que très rarement quelques signes de plaisir, leurs gestes étaient dénués d’érotisme, de sensualité et de tendresse. La tendresse se trouve ailleurs, elle a émergé à la fin des années 1990, dans les Baiser de petit format ou les tableaux intitulés Elle envoie des baisers !. Aujourd’hui, la tendresse est partout. Les personnages se caressent, s’embrassent, se touchent dans un rapprochement proche de la fusion corporelle.

Le regard que Rustin a posé sur la sexualité insiste sur sa normalité mais a aussi, parfois, trahi un constat tragique, celui de la satisfaction physique qui ne remédie en rien à l’insatisfaction mentale. Cela Rustin le dit : « Je trouve que la sexualité ou ce qu’on appelle la pornographie, c’est très intéressant ; c’est une communication entre les êtres, où l’homme et la femme sont comme des bêtes. C’est épouvantablement dramatique et cela me fascine : ce tragique très intense, on ne le trouve que là » et « Il y a des gens qui pensent ou tout au moins qui disent qu’ils trouvent cela agréable, amusant, intéressant. Il y a toute une littérature dans ce sens. » Ou encore « …dans le plaisir de la relation sexuelle, il y a une incommensurable dimension tragique. [3]»

Rustin, dans le contexte post-1968, n’a pas produit d’ « images fortes », critiques et constats sociaux, présentations dénonciatrices de la société, expression d’une décadence, d’une sexualité trash, plurielle, libre ou libérée. Il n’appartient pas du tout à la peinture d’histoire. Le sujet est totalement imaginé par le peintre, il s’inspire de ses rapports à l’autre et aux autres, le sujet naît de l’anecdote pour acquérir sa singularité. La peinture de Jean Rustin pose au-delà de la représentation le problème de la communication, notamment de la communication amoureuse et de la frustration qui en découle, du renoncement face à l’impossible dialogue verbal et charnel. C’est le regard d’un homme qui nous est offert. L’homme amoureux en quête d’absolu porterait-il en lui la frustration de ne savoir comment exprimer son amour ?

De ce qui est à priori anecdotique et sans incidence, il est impossible de s’en défaire lorsqu’on y est confronté de visu. Sa peinture provoque un malaise dont on passe le cap très vite pour adorer ou jamais pour la rejeter obstinément. Le récent succès de Jean Rustin, sa « réhabilitation » attestent que la critique a négligé et s’est parfois trompée…Et ce que nous apprend le « cas » Rustin est que, assurément, on est passé à côté de toute une production artistique, celle qui se penche sur la problématique de l’objet et de sa représentation, quel que soit l’objet – c’est-à-dire le sujet – qu’il ait un sens ou non. Il nous pousse à nous remettre en question et à nous poser La Question : « Que retiendra-t-on de notre époque ? » Ce que nous avons placés dans les musées d’art contemporain dont l’architecture s’est d’ailleurs transformée pour accueillir le nouvel art ou ce qu’il est possible d’accrocher sur les traditionnelles cimaises ? Richard Leydier écrivait : « Si aujourd’hui on s’enthousiasme pour la “nouvelle peinture” allemande, anglaise ou américaine, personne ne prend le risque d’envisager, ne serait-ce qu’un seul instant, le cas français. Je crois que pour beaucoup de gens, la peinture en France, cela n’existe tout simplement pas. Et ceux qui se lamentent sur l’absence de “ nos” peintres dans le marché international ne font rien ou pas grand-chose pour en accroître la visibilité. [4]» Car, en effet, Rustin n’est pas montré, bien que conservé, dans les musées français et trop peu exposé. Une rétrospective a récemment eu lieu à Athènes et la Fondation Rustin a été inaugurée à Anvers il y a quelques années. Que peut-on dire d’un peintre français faisant toute sa carrière en France, à Paris, et que son pays ne reconnaît pas ? Qui laisse à d’autres le soin de prendre ce que sans doute l’on considère comme un risque à sa place ? Rustin est-il inexposable dans les hauts lieux de la création contemporaine en France ? Pour quelle raison ? C’est à Maurice Verbaet et Corinne Van Hövell que le peintre doit les honneurs qui sont rendus à son travail, que sa visibilité s’est accrue en France depuis 2004 et qu’il vit et voit, aujourd’hui, l’ouverture d’une fondation parisienne qui porte son nom.

Rustin, je crois, ne s’est jamais posé la question du bien ou du mal dont on l’accuse, du beau ou du laid, il peint et il peint merveilleusement. Sa palette, sa facture sont d’une maîtrise époustouflante. Il trouve cela normal à son âge, après soixante années de travail pictural.

On l’a souvent comparé à Manet. François Robichon[5] énonça le nom de Bonnard en observant quelques toiles présentées par Jean dans l’atelier. Ce rapprochement est devenu évident car les touches de Manet sont bien plus larges et sa pâte plus brillante que celles de Rustin. Bonnard est aussi probable pour cette ambiance vaporeuse qui tend à l’onirisme, au fantasme. Pour Claude Roffat, la lumière est le tableau. Il inaugurait sa « Défense de Jean Rustin » en évoquant Bonnard avec distance[6]. Les cadrages le rappellent également. Rustin coupe abruptement ses personnages, il utilise des points de vus souvent légèrement surélevés, qui produisent l’effet d’une réelle immédiateté, il cadre, recadre sans arrêt ce qui interdit de penser à une répétition, plutôt à des variations sur un même thème car aucune toile ne ressemble à une autre. Ses harmonies gris bleu, roses, blanches et son travail de la matière en transparence, rehaussés de tons clairs, ou modelés de tons sombres l’apparentent à toute la peinture française des années 1860-1880.

La lumière est diffuse, sans contraste violent et dans les yeux de ses personnages, par la pose d’un minuscule point blanc, entre autre, elle met en évidence l’humanité de ceux qui n’en font pas partie.

Sa facture est d’une incroyable sensualité. L’artiste chérit ses toiles, les caresses de ses pinceaux dans un style de plus en plus graphique où le trait et le dessin resurgissent. La beauté de la matière atténue le choc et l’impact de la représentation.

Lorsqu’il fut, une fois, question de Bonnard en ma présence, Rustin est ensuite revenu sur le sujet, brièvement… Parce que Rustin ne parle pas plus de sa peinture qu’il ne répond vraiment lorsqu’on tente d’obtenir son approbation, il écoute, sourit parfois sans mot dire. Il semble s’être habitué à écouter un public amoureux, dérouté ou consterné, effrayé peut-être. Jean Rustin explique le point de départ, l’origine, de son sujet. A la révélation de l’exposition de l’ARC coïncide probablement ce qu’il a pu voir en visitant ponctuellement l’hôpital où travaillait Elsa Rustin. Ce qu’il y a vu, des malades, fut à l’origine de cette humanité à l’infirmité presque tangible. On retrouve des personnages en camisole de force dans sa peinture comme dans Debout devant un mur (1982) et les titres encore très évocateurs comme Elle passe des heures ainsi (1988) et Femme qui hurle (2000) ou encore J’ai le cafard partout (1998) renforcent l’idée d’un comportement anormal, dépressif, exprimé ou non, notamment chez la femme. Il a extrait l’humanité de ses profondeurs, de ses propres ténèbres.

Jean Rustin a souvent raconté cette vision aussi inoubliable que terrifiante d’une jeune fille qui se masturbait, n’ayant pas conscience que des étudiants l’observaient. La situation provoquerait un malaise chez quiconque d’entre nous. Que ferions-nous de cette involontaire et brutale expérience ? Cette jeune fille est devenue Elle se croit seule en peinture. Elle est régulièrement dessinée. Ainsi, s’il y a de l’exhibitionnisme chez ces personnages, il s’agit d’un exhibitionnisme inconscient et innocent. Ils peuvent se rendre compte qu’on les regarde, à vrai dire ils s’en moquent, si cela ne nous plait pas, et bien, ne regardons pas ! Qui est le plus « dégueulasse » ? Celui qui se masturbe, celui qui le peint ou celui qui regarde ? Qu’y a-t-il de terrifiant ? que cette jeune fille se masturbait ou qu’il eut été possible d’assister à la scène de manière aussi impromptue ? Le sujet est peut-être là. Rustin a regardé la scène avec compassion en prenant conscience de sa vulnérabilité.

La peinture encore exorcise, elle libère peut-être le peintre qui transmet l’image d’une expérience perturbante, la communique. Qu’en ferons-nous ?

Risquons nous au-delà de l’image. Rustin peint une humanité isolée, celle d’une catégorie de laissés pour compte et d’oubliés mais surtout d’esseulés. Il y a de toute évidence une métamorphose de sens. Ce ne sont pas seulement des malades mentaux que Rustin peint inlassablement depuis trente ans. Ce sont avant tout des Hommes. Ces hommes se ressemblent tous et l’Autoportrait sur la chaise (1998) indique que le peintre ne s’en distingue pas. Il peint l’humanité dans son ensemble et s’il n’individualise pas, c’est parce qu’il peint une humanité mise à nu, forcée de se rendre compte d’une condition commune. Seuls nous naissons et sortons du corps de notre mère, seuls nous mourrons et nous rendrons au cimetière. Le reste ne serait-il qu’artifice, illusion ? L’unique infirmité de ces personnages est dans toute la production rustinienne cette incapacité à communiquer autrement que par le sexe à l’improbable satisfaction. Sa satisfaction est immédiate, de et dans l’instant, jamais au delà.

Rustin explore et sonde en permanence les conséquences d’une vraie solitude, celle dont on prend conscience et dont on ne se défait jamais. Il insiste sur cet isolement qui pèse, déforme, rend malade et conduit à la claustration totale. Il semble impossible d’en sortir. Finalement, ces êtres sont moins prisonniers de cette bâtisse poussiéreuse et presque désaffectée que de leur propre solitude, c’est pourquoi on ne peut se détacher de l’idée qu’il y a finalement chez eux une part de Nous. Rustin fait d’une maladie mentale un mal qui touche finalement l’humanité tout entière : « Cela exprime très exactement ce que je pense de ma position, de notre position à tous (symboliquement, bien sûr) dans le monde aujourd’hui. C’est pour cela que la seule peinture qu’il me soit possible de faire aujourd’hui, c’est celle-là. C’est l’expression de ce que je ressens : l’isolement, un nihilisme définitif, une immense difficulté de communication, à tous les niveaux. Chacun à son petit cinéma personnel et rien d’autre. »[7]

La solitude peut-être physique, elle est avant toute mentale, elle pèse de tout son poids sur le corps, atteint l’apparence humaine et sa beauté relative. Malgré ce constat édifiant, cette (re)présentation fataliste d’une humanité neurasthénique, le minuscule point blanc que l’on retrouve dans chaque paire d’yeux de sa peinture ne m’empêche de me dire qu’il reste au fond de ces êtres abîmés une once d’espoir, l’idée d’un triomphe de l’humanité. Bien entendu, ce peut être Nous que nous observons dans la peinture de Rustin. Nous aujourd’hui précisément, Nous, atteints par nos plus profondes, inoubliables et incurables déceptions. Sa peinture propose un redoutable face à face avec nous-même et ce que l’on peut en dire nous trahit, renseigne sur notre nature, notre comportement, dans la vie, avec nous-même et nos semblables. La manière dont on se comporte face à une toile de Jean Rustin nous renseigne sur l’opinion que nous avons de nous-même et celle que nous nous faisons des autres.

Rustin est un peintre de figure humaine, qualifié d’expressionniste, il n’est pas le seul à se pencher sur la nature humaine.

En revanche, Rustin ne cesse de s’éloigner de ses contemporains alors qu’il leur ressemble en apparence a priori. Parce qu’il peint des Hommes, il est intégré à ce sujet plus qu’émergent de la figure humaine, du corps et de la surenchère actuelle dans sa décrépitude. Rustin est, à mon sens, au-delà de ce type de considérations et sa peinture nous parle de tout autre chose. Rustin est, malgré lui, une imposante personnalité picturale. Il est aussi au delà de ce type d’appréciation.

Il est peintre avant tout, j’ajouterai au sens le plus noble du terme et sa peinture l’élève au rang de maître en l’intégrant à l’histoire universelle de la peinture. Sa postérité est indubitablement engagée. Sa lucidité, sa mesure, son recul, sont autant de qualités tangibles sur le champ pictural. Rustin à aucun moment n’agresse le spectateur, il impose ce qui n’est finalement plus une imagerie aujourd’hui. Le sujet est devenu prétexte de création et son œuvre, au fond, n’est rien d’autre que de la peinture.

Depuis l’été dernier, sont apparus sur ses toiles des touches de couleurs vives. Sa facture, de plus en plus visible, s’est émancipée et est triomphante. L’idée d’un triomphe de l’humanité équivaut au triomphe de la peinture, ils sont indissociables et simultanés.

Les personnages ont investi autrement le champ pictural des grands formats, de véritables carnations ont succédé aux teintes cadavéreuses, la composition et le décor se définissent plus clairement en se simplifiant davantage, les chairs sont tendues et ont perdu leur mollesse vieillissante, des chevelures denses encadrent certains faciès, ils rajeunissent de toute évidence. Que s’est-il passé ? Le peintre aurait-il pris de la distance ? Serait-il en train de dire au monde, « je suis peintre, je ne fais que de la peinture » tout simplement ?

À la question, comme toujours, Rustin s’est tu, mais a souri. Son sourire n’est aucunement le gage de son approbation. Philippe Dagen précisait que « Jean Rustin s’explique très peu sur son œuvre. Dans l’atelier, il répond aux questions brièvement et sans grand plaisir (…) Il exige de la peinture qu’elle s’exprime par ses moyens et à plein régime, sans le secours d’aucune parole, et respecte rigoureusement cette exigence.[8] »

Faut-il absolument se taire ? Quand on aime profondément et immédiatement la peinture de Jean Rustin les mots commencent à s’imposer. Ils sont une nécessité …« Chacun à son petit cinéma personnel et rien d’autre…»

Charlotte Waligòra


[1] Comprendre « mode ».

[2] Catherine Millet, « Editorial », Art Press, n° 307, décembre 2004.

[3] Bernard Noël, Michel Troche, Marc Le Bot, Rustin, Ed. de l’Equinoxe, Paris, 1984. p 26, 27.

[4] Richard Leydier, « La nouvelle peinture et la France », Art Press, n° 307, décembre 2004.

[5] Professeur des Universités.

[6] Claude Roffat, « Défense de Jean Rustin », Enfers numéro 2, Pleine Marge, 1996.

[7] Bernard Noël, Michel Troche, Marc Le Bot, Rustin, Ed. de l’Equinoxe, Paris, 1984. P. 26.

[8] Philippe Dagen, « Ce qui reste de l’homme », Jean Rustin, Musée Frissiras, Athènes, 2005, p. 13.