HOMMAGE A JEAN RUSTIN

Texte d’hommage rédigée à la demande de Françoise Monnin et publié dans la revue Artension en février 2014

Jean Rustin est décédé le 24 décembre 2013 – Sa crémation a eu lieu trois semaines après, le 10 janvier au cimetière du Père Lachaise

Ses cendres ont été dispersées au carré des souvenirs

« La seule chose qui soit supportable, c’est le vide[1] »

Jean Rustin

 

 

Ch. W. : On pourrait parler de Maurice dans le cadre de ces entretiens ?

Jean Rustin :  Est-ce que tu connais ce nom de Marnix Neerman ?

Ch. W. : Oui.

Jean Rustin : Tu l’a connu ? Tu l’as rencontré ?

Ch. W. : Non.

Jean Rustin : C’est comme s’il n’existait pas… Parce que c’est lui qui a tout commencé… C’est lui qui en 1985, au mois de janvier 1985 est monté jusqu’à mon atelier. Il était avec des amis à lui, mais il est revenu seul quelque temps plus tard, très peu de temps et il a dit « Ecoute Rustin, si tu veux je t’achète tout. » Elsa ne voulait absolument pas que je joue à ça. Elle m’a dit « on a pas besoin d’argent, garde ta peinture. On n’a pas besoin d’argent ». Corinne jouait déjà un rôle très important, c’est elle – la première – qui est intervenu réellement pour me défendre. Au bout d’une dizaine d’années, vers 1995, à la fin des années 1990, un autre marchand de tableaux est venu, il s’appelait Maurice Verbaet. Il est venu à l’atelier et il m’a fait exactement le même coup que Marnix, il a tout acheté encore une fois. Et j’en suis là. C’est étrange tout de même non ?? Deux fois le même coup. 

 

Quatre collectionneurs belges se répartissent les œuvres : Marnix Neerman, Hans Melchiers, Corinne van Hövell, Maurice Verbaet[2]. Un collectionneur français se tient tout près, cependant en marge : Jean-Claude Volot. La fondation de droit hollandais ouvre et ferme à deux reprises. Deux institutionnels français ont marqué leur attachement à l’oeuvre du vivant de Jean Rustin : Pierre Gaudibert en 1971 et Olivier Kaeppelin en 2009. L’histoire est simple, au moins à restituer dans les faits. Finalement, d’ailleurs, tout le monde la connaît…

Jean attendait qu’on le reconnaisse pour ce qu’il avait fait : une œuvre. Une œuvre d’une puissance et d’une singularité inouïe. Une œuvre unique. Il avait la conscience de ce qu’il faisait. Comment dire au revoir à quelqu’un qui n’a pas encore été salué par le plus grand nombre et surtout comme il se doit, à la place qui lui revient dans les plus belles institutions du monde. Dans mes désirs les plus enfouis que je partageais avec lui : Thaddaeus Ropac devient son marchand, Alfred Pacquement est assis auprès de lui dans le salon vert de la rue Gambetta pour décider avec lui de la toile qui ferait l’affiche de sa rétrospective au Centre Pompidou. Féerie pour une autre fois …

 

Jean Rustin : « On a écrit que ma peinture était répétitive et pornographique en 1982 à Créteil. Tu y étais, toi ? »

 

S’entretenir avec Jean Rustin en souhaitant aller au-delà des lieux communs qui ont participé à la légende ou aux récits officiels de son vivant, était presque impossible. Il répondait aux questions en posant d’autres questions. Autrement il se taisait ou avançait de manière laconique. Il fallait construire le dialogue comme on bâtit une relation et comme il avait orchestré la célèbre rupture : « Pas à pas et centimètres par centimètres ». Rarement il refusait de répondre, une fois de manière anormalement vive : Je lui avais rappelé que sa figuration était née de la mise en relation d’un homme (éviscéré) et d’une femme (objet de désir) dans un intérieur, notamment une cuisine, haut lieu de la vie domestique.  Je lui avais demandé si la vie privée en général (telle qu’il avait pu la voir ou la vivre) était la clé de ce qui se tramait dans son œuvre entre 1966 et 1968. « Non. Je refuse de parler de cela. » Nous avons édulcoré la réponse et je ne lui ai plus jamais posé la question, même si nous parlions souvent des relations et des drames que nous connaissions. « Que veux-tu ? Il faut du théâtre entre les gens, sinon ce n’est pas intéressant. »

Il fallait donc le deviner, le chercher et le trouver dans ses silences, ses points de suspensions, d’interrogation, en tenant compte de ses traits de caractères principaux, la douceur candide, la bienveillance, la lâcheté et l’aboulie en tête. À quoi bon en faire un saint ? C’est imparfait et en parfaite connaissance de cause que je l’ai accompagné. S’il était là, il rirait et dirait « ha bon ??… » de cette intonation archétypique qui dissimule autant de satisfaction que d’’étonnement.

Je n’ai jamais su à quel moment il s’est emmuré dans un tel silence.  Comment pouvait-il tout endurer intellectuellement et physiquement au nom de cette « absence » érigé sans aucune prétention entre lui et le reste du monde. « Je suis allée voir l’exposition Francis Bacon chez Claude Bernard en 1972 avec Cueco. Devant la porte je me suis arrêté. J’ai refusé d’entrer. Je suis rentré à l’atelier et pendant des mois j’ai travaillé, seul, sans me confronter à l’extérieur. » La peinture justifierait-elle tout ? Lui demander de prendre position nécessitait d’exposer les faits comme on met « sa peau sur la table ». Le silence fut peut-être une « stratégie », sa position était une position de recul, de repli. Cette attitude a été chez lui aussi radicale qu’inébranlable et ce jusqu’à la fin.

Pour Céline : « Il n’y a de terrible en nous et sur la terre et dans le ciel peut-être que ce qui n’a pas encore été dit. On ne sera tranquille que lorsque tout aura été dit, une bonne fois pour toutes, alors enfin on fera silence et on aura plus peur de se taire. Ça y sera. »

 

Jean Rustin : Je ne suis pas certain d’avoir des rapports directs avec Céline.

Charlotte Waligora : Tu plaisantes ?

Jean Rustin : Oui je plaisante.

 

Nous parlions sans cesse de Céline et du Voyage au bout de la nuit que Jean possédait en deux exemplaires offerts par Elsa, dont un daté par elle de 1957. Ce silence faisait parti du dispositif pictural qu’il avait composé et dont il ne fut conscient qu’a posteriori, sur lequel il ne livrerait rien de personnel. « Le plus caractéristique c’est l’absence de toute chose. Il ne se passe rien. Les gens n’ont plus de cheveux… C’est une dégradation… que j’ai moi-même du mal à comprendre. » Depuis des mois, voir des années, je me demande si – dans la perspective de l’existence d’un préconscient exact dont parle Bernard Réquichot – l’œuvre ne préfigurait pas sa fin.

« Il était arrivé au bout lui aussi. On ne pouvait plus rien lui dire. Il arrive un moment où on est tout seul quand on est arrivé au bout de tout ce qui peut vous arriver. C’est le bout du monde. Le chagrin lui même, le vôtre, ne vous répond plus rien et il faut revenir en arrière alors, parmi les hommes, n’importe lesquels. On n’est pas difficile dans ces moments-là car même pour pleurer il faut retourner là où tout recommence, il faut revenir avec eux.[3] » Pour moi, Jean n’est jamais revenu parmi nous, depuis le jour où il a choisi de se taire.

 

Jean Rustin :  Il faut que ce soit le vide. La seule chose qui soit supportable c’est le vide. Et puis, peut-être, à la rigueur, un petit détail…

Charlotte Waligora : Comme une ampoule ou un compteur électrique…

Jean Rustin : Oui c’est ça. Qui renvoi à un monde… Mais, dis-moi, c’est étrange, non ? Tout de même à ce point-là

 

Lui-même peinait parfois à comprendre comment une telle figuration avait pu émaner de lui. En réalité, elle s’est imaginé « pas à pas, centimètres par centimètres ». C’est en ces termes qu’il parlait de la rupture orchestrée autour de l’exposition de 1971. Une rupture qui lui a permis d’imaginer une des œuvres les plus puissantes de la seconde moitié du 20e siècle. Au carrefour de l’œuvre de Céline, de l’histoire contemporaine, d’expériences où il avait éprouvé/ressenti la vulnérabilité humaine, enfin de rapports pervers et psychologiquement sado-masochistes qui s’immiscent parfois sans crier gare. On peut dépendre des autres, quels qu’ils soient, quant on subi un désamour exactement comme le regard de ses personnages qui cherchent le notre et nous supplient en communiquant leur supplice de les comprendre autant que de les aimer.

Nombreux ont été ceux qui ont insisté pour le voir figurer au cœur d’un expressionnisme contemporain où triomphe l’apologie de la mort, de la souffrance et de son imagerie grandiloquente. Jean, sans être dupe, gardait une fois encore le silence. Il ne savait pas dire non, prisonnier d’un désir d’être montré et il avait choisi de laisser ceux qui étaient propriétaires des droits et de l’image décider à sa place. Il s’est agacé tout de même une fois et je l’ai entendu dire « Je déteste cela » à propos d’un rapprochement édifiant qui n’a pas eu lieu. Autrement, il étonnait : « c’est absolument n’importe quoi » ou « je trouve ça ridicule ». Je me suis souvent demandée comment tout cela était possible. Si tous ces gens qui se réclament de lui ont vraiment regardé son oeuvre et si ça ne les dérange pas de s’en être servi à tout prix dans un processus de valorisation narcissique au lieu de le servir. Les réponses furent ce qu’elle furent, de toute part. Comment Jean pouvait-il ne rien dire officiellement alors qu’il « détestait » ces rapprochements indéfendables ?

Sa peinture avait le pouvoir d’amener des réactions et des émotions fortes de l’inconscient à la conscience. « Je sais très bien ce que les gens pensent et disent de ma peinture. Mais je préfère ça. J’aime mieux ça que le contraire. Le jour où tout le monde ne sera plus choqué par mon travail, j’aurais perdu beaucoup de choses. Ce serait un peu dommage, non ? S’il n’y a plus de réaction, cela voudrait dire que je suis en faute. Cela voudrait dire que je ne suis plus capable d’embêter un peu les gens (rire). » Etre montré, aimé ou détesté, susciter l’adoration ou l’effroi, le rejet était primordial. Ce qui importait était qu’il y ait un dialogue entre le regardeur et le tableau, un dialogue ou un espace qui menait pour qui avait le courage d’aller au bout de ce voyage pictural à la réconciliation avec soi-même. Peu importe dans cette perspective où il était montré. Claude Roffat fut le premier à voir : « En me réfléchissant, le tableau me dévoile. Cette mise à nu m’ouvre un gouffre où je m’enfonce. Un puits de lumière où je me perds, où je me baigne. Ce n’est plus une descente aux enfers mais une élévation. Une remontée vers la clarté. Douceur de la peinture, tendresse de la lumière et des corps finement modelés. infinie tendresse du regard. Je n’ai plus peur, je n’aurai plus jamais peur. »

Je crois que Jean savait aussi que l’histoire et le temps triompheraient de toutes les impostures. Un beau jour, l’historien passe par là, déchire le voile de la confusion et restitue les faits dans leur beauté ou dans leur aberration. Quand j’ai compris tout cela, j’ai cessé de m’inquiéter. J’ai fait confiance comme lui à tout ce qui a avait été fait en âme et conscience et je l’ai rejoint dans le silence. Il n’a plus été question que de lui et de personne d’autre, traversant le monde de l’art et de la figuration en pensant à Rimbaud et à ces vers de 1870 : « Je ne parlerai pas, je ne penserai rien, mais l’amour infini me montera dans l’âme. » Et en allant au bout de sa vie comme – pour reprendre l’expression écrite par Claude – « une main tendue vers un naufrage. »

Nous nous sommes entretenus pendant plus de dix ans. Sa peinture fut en plus d’une épreuve, une expérience troublante. Il a fallu traverser l’œuvre et accompagner l’homme à l’aune de cette figuration, au sein de cet espace désolé où je suis descendue, où je l’ai cent fois rencontré, auquel il a parfois été question de l’arracher, en vain. Dont j’ai failli ne jamais sortir et où une part de moi est restée pour toujours, celle qui ne le quittera ni ne l’abandonnera jamais.

Ce que personne ou presque n’a su et vu est que la fin fut à l’image de l’œuvre. Que Jean Rustin a été terriblement seul jusqu’au dernier Noël qui n’a pas eu lieu. Que l’ultime œuvre de Jean Rustin fut une performance de Jean Rustin, une performance à bout de souffle et « à corps perdu ». Jusqu’à cette nuit du 24 décembre 2013 où discrètement mais à une date étonnamment symbolique, il s’est silencieusement éteint rendant le réel pour toujours infiniment plus insupportable que cette oeuvre qu’on lui a parfois reproché.

Je crois être la dernière à lui avoir parlé au téléphone, avant de passer le voir le lendemain matin, ce matin où j’ai reçu un SMS « RDV avec Jean Rustin annulé car décédé. Condoléances. » Il était 9h29. Et comme pour conjurer cette étrange histoire mes derniers mots devant témoins furent « Je t’aime très fort Jean, à demain. »

 

[1] Par ordre d’apparition chronologique dans la vie de Jean Rustin.

[3] L. – F. Céline, Le voyage au bout de la nuit


[1] Extrait d’Entretien avec Charlotte Waligora, Editions Galerie Béatrice Soulié, 2013.

[2] Par ordre d’apparition chronologique dans la vie de Jean Rustin.