Denis Pouppeville – Entretien
Petite rencontre joyeuse sur un lac d’ennui
Ch. Waligora : Le petit peuple que tu présentes depuis les années 1970 a considérablement évolué. À la fin des années 1970, il n’était pas rare de voir dans ta peinture un seul personnage sur fond noir peint tout en rondeur, bonhomme fantomatique aux yeux ronds et lumineux qui nous regarde, parfois interloqué. Petit à petit tout a changé. Tu es passé de la toile au papier, de la peinture à une mixité technique délirante où tout est permis, à de plus petits formats et à toute une histoire…
Denis Pouppeville : Hé ben oui… (rire), je crois qu’autrefois mes peintures étaient des présences… Je cherchais un peu la présence de mes personnages mais d’une façon plus fantomatique. Au fond c’était plutôt des êtres qui sortaient de la nuit et se situaient entre abstraction et figuration. Finalement peut-être que c’était des êtres qui n’étaient pas complètement finis, pas complètement nés. Alors picturalement ça m’excitait beaucoup et je crois que je n’ai pas trop mal réussi ces tableaux-là, je crois que – picturalement – ça se défend bien, mais à un moment ce type de peinture m’entraînait de plus en plus vers de l’abstraction et en réalité, l’abstraction – que j’aimais beaucoup – finissait par m’ennuyer pour moi-même. En fait, j’avais la prétention de vouloir être assez unique et, au fond, tous les copains qui m’entouraient faisaient de la peinture abstraite très belle, très élégante, superbe. Plus que la peinture américaine, j’aime beaucoup l’Ecole de Paris par exemple. J’ai toujours adoré Bissière, Nicolas de Staël, Dubuffet. J’ai toujours adoré ça par rapport aux écoles américaines qui m’ont toujours enquiquinées à part Willem de Kooning et deux trois bons peintres abstraits américains. Malgré tout, en faisant ça, j’avais peur d’aboutir à une espèce d’ascèse un peu prétentieuse.
Comme le dit Philip Guston, par exemple, qui disait qu’avec sa peinture il était devenu un très très bon peintre, un bon entrepreneur de peinture abstraite et que c’est à cause de ça qu’il était revenu à la figuration. Pour moi d’ailleurs, au fond, abstrait ou figuratif n’a pas un sens énorme car ce qui compte au bout du compte c’est la peinture. Et pour revenir sur ce passage de l’ « abstraction » à la « figuration », à cette époque-là, j’ai beaucoup dessiné pour gagner ma vie dans les journaux et je me suis trouvé avoir un goût assez forcené pour la caricature, le dessin de presse et même l’illustration, notamment l’illustration populaire du XIXe siècle qui est richissime. Où là, il y a des sujets, où là, il y a des anecdotes, où là il y a de la figuration qui compte presque plus que la plastique. Quoique… Parce qu’en fait les dessins de Chaval, par exemple, plastiquement c’est parfait. Pour moi, tout à coup de réintroduire de la figuration et des histoires et de montrer cette espèce de foule d’êtres humains qui font à peu près n’importe quoi, qui sont mes contemporains, qui sont moi-même aussi (parce que je n’ai pas tellement de jugement de valeurs, je ne me prends pas pour être au-dessus de la mêlé). Tout cela me permettait de relier ma peinture à quelque chose de plus vivant, quelque chose d’à la fois fantasmé mais aussi que je pouvais observer. Par le passage au dessin de presse, tout à coup, je me suis mis à dessiner comme un dingue. Et alors je produisais pour la presse où l’on me donnait des sujets qui étaient des sujets pas tellement faciles pour faire rire les gens, mais en même temps, ça me permettait peut-être de développer un monde plus personnel, de dessins souvent de tout petits formats et ça me permettait d’exalter une espèce de fantaisie qui naissait comme ça, malgré moi. J’ai eu du mal à accepter ça pour moi-même, mais au fil du temps c’est ça qui s’est imposé parce que j’étais bien là dedans. J’ai regardé ça avec intérêt et c’est cela que j’ai plus développé. À ce moment-là, je ne me voyais pas refaire des peintures abstraites. Tout cela était complètement sorti de ma tête.
Ch. Waligora : Naissance d’une histoire qui se met en place. Il se passe beaucoup de choses dans tes œuvres. On rencontre tes personnages dans une ville à l’architecture brinquebalante bien souvent, dans un bar, cabaret, un bordel peut-être, et tout un monde qui s’agite en farandolant, faisant du bruit avec de vieilles casseroles… Ils se meuvent dans un espace où rien ne se passe de signifiant, scènes de genre d’une inertie qui fait se croiser quelques destins familiers. J’avais déjà parlé de « chroniques imaginaires de gens ordinaires ».
Denis Pouppeville : Oui, c’est ça, exactement ça, d’ailleurs, j’aimais bien dire à l’époque : « je suis un peintre anecdotique », d’abord parce que je savais que ça ferait chier tous les peintres et que c’est ma sauvagerie et en même temps la vie, je ne l’ai jamais vue autrement que comme une succession d’anecdotes, finalement. Et alors moi qui aime beaucoup la peinture classique, ancienne, prenons l’exemple de Nicolas Poussin, il y a une construction plastique fabuleuse, picturalement c’est absolument parfait, mais il nous raconte aussi des anecdotes, c’est un tissu d’histoire. La peinture catholique et puis le XIe siècle et même avant, et bien la vie du Christ c’est aussi pour raconter des histoires et ce n’est pas ça qui empêche la plasticité des tableaux. Il y a deux lectures possibles, il y a une lecture ou une dimension qui manque à la peinture abstraite, je trouve. À force de tout abstraire… D’ailleurs j’aime bien Paul Klee qui dit qu’il fait de l’abstraction avec de la mémoire parce que la mémoire, c’est la mémoire d’un petit chat, d’un petit serpent qui lui parle parce qu’il traverse son petit jardin tous les matins et que Klee traverse le jardin aussi pour aller à son atelier, après on voit le petit serpent dans les tableaux… Ça c’est la mémoire.
Ch. Waligora : Tu parles toujours plus du travail des autres que de toi-même. J’ai souvent remarqué que ce que tu disais des autres était des clés pour entendre ton propre travail…
Denis Pouppeville : Oui, ça c’est juste.
Ch. Waligora : J’avais autrefois pensé que tu ne fais qu’évoquer ce seul et unique récit des hommes entre eux ce qui n’est pas sans rappeler Louis-Ferdinand Céline qui les avait déjà décrits dans son propre bestiaire humain pour déverser dans l’encre, une galerie de portraits plus précis les unes que les autres, observant l’homme, dans son cas, comme la source d’une puanteur interminable. L’humanité à l’état pur, et rien d’autre, consternante de cupidité, elle est dans ton œuvre, amusante de simplicité.
Denis Pouppeville : Je suis assez content de cette formule-là. D’abord c’est vrai que j’aime beaucoup Céline, ce que j’aime chez Céline c’est l’humanité, qui n’est souvent pas loin du sordide, mais je trouve que ça, justement, c’est l’humanité. Alors je ne dis pas que l’humanité est sordide, c’est compliqué de dire ça et d’affirmer cela comme ça – comme une vérité première – mais en fait il y a quelque chose de cet ordre là. Aujourd’hui j’ai entendu un photographe de guerre à la radio qui disait qu’il fallait cultiver la paix, que la paix c’est la civilisation et que l’homme normal il est dans la guerre. Je trouve que c’est ce que nous décrit absolument Céline et d’une manière monstrueuse avec d’ailleurs beaucoup de jubilation parce que l’humour, chez lui, n’est pas absent. Il est cependant évident que c’est un humour profondément tragique – le tragique de la vie – c’est un monde sans Dieu, sans avenir. C’est l’avenir comme les petits flots bleus de la seine qui coulent, qui coulent, qui coulent depuis des milliards d’années, c’est une espèce de long fleuve totalement intranquille. Une succession d’humains qui n’aiment que s’entretuer et faire la guerre et qui est mesquin et qui est médiocre. Cela dit, on ne voit pas que ça chez Céline…
Ch. Waligora : La jubilation dans ton œuvre. C’est un terme que tu emploies souvent. Il y a, chez toi, la jubilation de la peinture. C’est une évidence.
Denis Pouppeville : Oui, c’est vrai. J’aime me distraire comme ça. Alors raconter des histoires c’est très bien, être un peu littéraire ça ne me pose aucun problème mais en réalité ce que j’aime c’est qu’au bout du compte il y a un rapport à la couleur, au dessin, à la composition qui à mon avis doit être… Heu… Je ne sais pas… par exemple dans la peinture quelqu’un que j’adore c’est Chaïm Soutine par exemple, et ce qui me fascine chez Soutine, par exemple, c’est cette jubilation permanente qui lui permet d’ailleurs d’éviter le tragique, parce qu’au bout du compte, tous ses personnages un peu démantibulés, un peu ensanglantés c’est une joie de vivre. D’ailleurs pour moi Céline et Soutine se sont comme deux frères jumeaux…
Ch. Waligora : C’est le moment de dire cela… Oui. La jubilation d’écrire et la jubilation de peindre. L’écriture se fait substance et la peinture se fait substance…
Denis Pouppeville : Voilà ! Alors ma prétention serait d’aboutir à ça… En réalité, modestement, j’essaye d’aller dans le sens là. J’aime beaucoup dans la peinture ce qui est jubilant en fait… La peinture me fait jubiler, la couleur me fait jubiler, le dessin me fait jubiler, le rythme me fait jubiler… Je ne suis pas très amateur de musique parce que je me défends de la musique parce que j’ai peur de tellement jubiler dans la musique. Lire des bouquins et faire de la peinture c’est suffisant pour mes petites épaules. Dans la musique, tu n’as pas de récit, ça ne décrit rien, c’est une espèce de chose qui passe comme ça dans l’atmosphère. C’est assez océanique finalement. Tu as l’impression que ça va t’engloutir. Que tu vas te noyer. En peinture ce que j’aime c’est que les choses sont immobiles, silencieuses, et en même temps, elle entraîne l’imagination, le voyage etc. à travers une pensée que je souhaite jubilatoire.
Ch. Waligora : Le poisson est une présence récurrente. On le rencontre plus que n’importe quel autre animal dans ce bestiaire anthropomorphe que tu as imaginé. On emmène quelque part dans une de tes oeuvres un poisson dévoré, sur un brancard, il se laisse plus loin promener sur la tête d’un homme qui se promène dans les rues, tout se produit l’air de rien. Je te pose la question de l’ « autoportrait »… Baudelaire s’était, il y a plus d’un siècle, vu comme cet albatros, vaste oiseau des mers… victime de l’inconscience des « fous ».
Denis Pouppeville : Que dire à partir de Baudelaire ? C’est compliqué parce que c’est quand même assez magique… Je crois que c’est beaucoup plus simple, cela dit, il y a un peu de ma chair dans ce que je fais. J’ai vécu au milieu des poissons quand même dans mon enfance, au Havre et à Fécamp et mon père était marin pêcheur, c’était un officier mécanicien qui allait sur les bancs de terre-neuve pêcher la morue et au Groenland. Il allait même jusqu’au Spitzberg. Et puis moi j’ai vécu dans une atmosphère comme ça assez maritime, mon père étant marin et ma mère était modiste…
Ch. Waligora : Chapeaux, poissons et « poissons-chapeaux » …
Denis Pouppeville : Oui, il y avait quand même quelques relations comme ça, je crois. Et puis c’est venu un petit peu comme ça, comme beaucoup de chose que je fais. D’ailleurs, quand je me mets à travailler, je n’ai pas des idées très préconçues au départ, je n’ai pas des idées trop fixées, et à un moment est arrivé le poisson. Et là tout à coup… Mon père est décédé il y a bien des années, mais je n’ai jamais cessé de penser à lui. Et toute cette atmosphère enfantine au milieu des pêcheurs, des morutiers, je crois que ça a quand même nourri mon imaginaire. C’est quelque chose auquel je pense encore d’ailleurs parfois. Quand je raconte des histoires de pêche, de marines, à des amis et quand ça me prend, j’essaye de ne pas aller trop loin parce que j’ai les larmes aux yeux. Ce sont mes souvenirs d’enfance, c’est toute mon enfance.
Ch. Waligora : Tes personnages ont vraiment des gueules, ces « gueules de tarés de pauvres », parfois idiots mais surtout inconscients, à vrai dire « innocents »… Chacun a son petit univers ou « petit cinéma personnel ». Dado avec ses « petits affreux hurlants et grimaçants », Rustin avec son « personnage pomme de Cézanne » (comme il le dit lui-même et comme si ce n’était que cela…). J’ai observé une tendresse infinie chez chacun d’entre vous pour ces petits peuples inventés de toutes pièces. C’est d’ailleurs, ce qui vous distingue tous trois de Céline qui coupe tout affect avec le monde qu’il décrit.
Denis Pouppeville : Ils sont inventés de toutes pièces, puis pas tant que ça. Quand je prends le métro par exemple, je les vois mes personnages. Alors, je les ai déjà faits, puis je prends le métro et je les vois. Alors, je ne me vois pas tellement comme un être supérieur à eux. En fait, je suis aussi avec mes petitesses, mes petits soucis, il faut payer ses impôts, ma femme me trompe, la machine à café ne marche plus, il faut que j’aille chercher une baguette de pain… Finalement l’animation de la vie, c’est beaucoup de petites choses. Ça m’étonnerait quand même qu’un jour on m’enterre sous l’arc de Triomphe comme un héros… Et au fond je ne le souhaiterai pas. Cela dit, moi je ne fais pas des pommes, je fais du bonhomme, mais je fais du bonhomme comme les autres ont fait de la pomme… Et Jean Rustin, c’est pas que de la pomme. Je pense que ses personnages ont une vraie humanité. On voit bien toute cette espèce de misère, de tristesse. Ce sont des petits hommes malheureux, c’est nous. Et je pense que Rustin aime bien ses personnages… Alors moi, parfois, je passe par des crises de misanthropie parce que je suis facilement révolté… Mon vieux copain Jacques Menier me disait toujours, toi tu es un « révolté docile ». Ça me convient bien. Par exemple, je n’aime pas le français moyen avec toutes ses tartineries de conneries et son journal de 20 h, mais en réalité, au bout du compte, il est plus émouvant qu’autre chose puisque de toute façon, il est aussi perdu que moi… J’ai au moins une certaine solidarité avec lui. On est paumé. On ira tous dans le trou, ce qu’on a fait, ça équivaut à peu près à rien, on se tracasse pour des problèmes qui n’en sont pas, puis qui en sont quand même par ce que ça fait souffrir…
Ch. Waligora : Alors la vie c’est souvent du théâtre, une belle mascarade… C’est un bordel sans foi ni loi qui n’a ni queue ni tête : une sorte de chaos indescriptible qui fonctionne très bien comme ça et ça s’arrêtera là.
Denis Pouppeville : On pense la même chose et tu vois, on est même pas des anarchistes. C’est bien pire. Parce que l’anarchie c’est encore un humanisme.
Ch. Waligora : Romain Gary qui dans La nuit sera calme évoque d’une certaine manière le petit jeu du « moi je » et la relation avec toute une série de « je » dit : « Si tu veux comprendre la part que joue le sourire dans mon œuvre – et dans ma vie – tu dois te dire que c’est un règlement de compte avec notre « je » à tous, avec ses prétentions inouïes et ses amours élégiaques avec lui-même. Le rire, la moquerie, la dérision sont des entreprises de purifications (…) la source même du rire populaire et de tout comique est cette pointe d’épingle qui crève le ballon du « je », gonflé d’importance (…) le comique est un rappel à l’humilité. » Il dit un peu plus loin qu’il est allé au-delà de la haine, là où se situent les éclats de rire…
Denis Pouppeville : Le rire satanique ! Un rire plus satanique que divin. Quoique… Dans le rire, il y a peut-être quelque chose de divin. Là, ce n’est pas le rire du Grand Sérieux. C’est le pied de nez au jeu de bille dans la cour de récréation, aux premières amertumes que l’on éprouve quand on est gamin et quand on joue aux billes parce qu’il y a toujours un type qui est plus fort que nous. Le premier aux premières amertumes et à celle qui vont suivre. C’est aussi le rire de la conscience de la condition dans laquelle on est.
Ch. Waligora : Le rire de celui qui, éprouvé, est lucide ? C’est le rire de la lucidité.
Denis Pouppeville : Oui. Beckett c’est ça, Céline c’est ça. Ce sourire grave des grands comiques en fait de grands tragiques. Ils ont conscience de la platitude de nos existences tiraillées, coincées entre la vie et la vie et la mort. Je ne crois pas que le comique puisse exister sans une certaine conscience du tragique de notre propre existence.
Achevé au pinard de soldat, le 31 janvier 2011 à Montreuil
Portrait de Denis : Anatole Desachy (c)