Dado et le Monténégro

 Dado et le Monténégro

2010 – Paru dans la Revue Diplomatique

 

Dado imagine en France une des œuvres les plus polymorphes de la seconde moitié du xxe siècle. Peintre, dessinateur, graveur, assembleur, envahisseur de mur, installateur, décorateur, et « correcteur de livre », il précède les rénovateurs de la peinture figurative française à l’aube des années 1970[1], d’une dizaine d’années. Les caractéristiques de sa peinture, ses sujets de prédilection – la figure humaine et par extension la nature humaine, comprise dans une dimension organique et dermatologique, et le mélange ou la synthèse des règnes humain, animal, minéral et végétal – s’imposent dès son enfance au Monténégro[2]. La France verra l’œuvre de Dado proliférer et transgresser les supports traditionnellement établis[3], mais c’est bien à Cetinje, à Herceg Novi puis à Belgrade que s’imaginent le système, le sujet et les motifs éprouvés par le peintre tout au long de sa carrière.

Miodrag Djuric, dit Dado[4], est né à Cetinje, ancienne capitale royale du Monténégro, en 1933. À l’adolescence, il entreprend des études secondaires à l’école des Beaux-Arts d’Herceg Novi dans la classe de son oncle, peintre également, Mirko Kujačić. Études qu’il achève en 1952, date à laquelle il intègre les Beaux-Arts de Belgrade où il initie le mouvement Mediala[5] tout en suivant les cours à l’atelier de Marko Celebonovitch, jusqu’en 1956. Il arrive à Paris le 15 août 1956[6].

Dado a imaginé un univers pictural, soutenu en France dès 1958 par Jean Dubuffet[7] puis Daniel Cordier[8], en intégrant des motifs directement issus de son environnement visuel et géographique immédiat dans une géographie autre, parfaitement imaginaire. Le Monténégro y sera commémoré.

Dans cette perspective, une des tours circulaires de la Biljarda de Cetinje,résidence de Petar II (1830-1851), située à quelques centaines de mètres de chez lui, apparaît vraisemblablement dans une huile sur toile de 1955, intitulée Isolement. Dado est alors à Belgrade. Dado utilise régulièrement l’inscription et l’écriture pour localiser. Le Puisatier II[9] (1974) se dirige quant à lui, d’un pas décidé vers Hérouval dont le nom est inscrit sur son avant-bras droit, invitant deux chiens à le suivre et laissant derrière lui une tête orientée en contresens, échouée sur le sol.  Le recours à l’écriture fut constant dans l’oeuvre de Dado, lorsque les titres ne précisent pas autrement cette géographie du réel paradoxalement et simultanément contredite par toute forme de « déviances » imaginaires. Ainsi, une série de gravures datées de 1974 également et tirées à partir d’une même plaque, s’intitule Monténégro[10] comme la série de bronze intitulée Les Anges du Monténégro, datée de 2007[11].

Mais jamais la terre natale de l’artiste n’aura été aussi présente que dans La Grande ferme – Hommage à Bernard Réquichot[12], peinte entre 1962 et 1963 dans le recul de l’atelier d’Hérouval. Le nom de la ville fortifiée de Kotor se situant au fond des bouches de Kotor sur la mer Adriatique – classée au patrimoine mondial de l’Unesco –  est inscrit au sommet d’un toit situé dans la partie gauche du tableau et l’ensemble de la composition se déploie à partir d’une tour circulaire, à la position quasi centrale, qui porte une inscription : « Sat  кула». Ce terme inscrit en alphabet latin et cyrillique[13] désigne les tours d’horloge monténégrine – vestige de l’occupation ottomane. Ce mélange des caractères, d’alphabets et de signes est dans cette toile autant un écho à l’« écriture imaginaire » ou « fausse écriture » de Bernard Réquichot que l’indice d’un rapport complexe à la langue sur lequel Dado c’était ainsi exprimé, justifiant peut-être la peinture et la création d’images peintes : « C’est maintenant que je découvre ma langue maternelle. Et je me rends compte que c’est une langue très pauvre en mots mais très riche en métaphores. Par exemple, en serbo-croate, le mot torture n’existe pas. Le mot bonheur non plus au sens où on l’entend en Occident. Mais un enfant de six ans comprend ce qu’est la mort, l’amour, la guerre. Ce sont des métaphores qui tiennent en deux trois mots. [14] »

Dado a ainsi utilisé la peinture, l’assemblage, le dessin, la gravure, pour instaurer un dialogue au sein duquel il a livré ses attachements pour la culture monténégrine, entre autres passions. À la fin des années 1950 et au début des années 1960, il représente des figures dites minérales. Le manifeste de cette période est sans aucun doute Les Limbes[15] (1958-1959). La minéralité de la chair, « boursouflée », semble alors reproduire l’érosion naturelle de Stecci[16]. En pierre monolithe, le temps provoque sur certains sites du Monténégro une érosion qui ronge la surface de la pierre. Les lichens y prolifèrent, créant de nombreuses taches sombres qui correspondent aux boursouflures et à l’apparente « léprosité » d’une chair que le peintre utilise pour imaginer une figuration atteinte qui lui permettra de décrire une humanité aux comportements aussi absurdes que tragiques.

Dado vit, de Cetinje, la Seconde Guerre mondiale.  Le 13 janvier 1944, deux partisans, un Albanais et un Monténégrin, y sont pendus publiquement par les Nazis : « Pour aller chez tante Julie, il fallait traverser la place du marché où étaient pendus deux partisans. En janvier. Ils étaient là… Dans un arbre. C’est terrifiant ça. Et il fallait absolument que je passe par la place du marché, à côté des pendus. Ces deux pendus me hantent toujours […] » Aux Orpellières de Sérignan[17], deux planches de bois d’une même nature, pendues à une poutre et sur lesquelles furent peints deux personnages caractéristiques des années 1990 figurent Gojko Kruška et Musa-Buta Hodšić, auxquels il rend ainsi hommage[18].

Mais au-delà de ces considérations iconographiques, et alors qu’il vivait et travaillait à Hérouval dans le Vexin français, depuis 1961, le destin du Monténégro n’a jamais cessé de le préoccuper. Fervent défenseur de l’indépendance proclamée en 2006, il se livrait encore sur l’histoire récente en 2009, faisant référence à la guerre qui a ravagé les Balkans à la fin des années 1990 : « Ces dernières années il y avait une grande guerre, une vraie guerre aussi. Je n’étais pas là. Mais ça n’empêche pas que je ressens cela très douloureusement.[19] »  Une série de travaux Dommages collatéraux inspirés par les bombardements de l’OTAN sur la Serbie et le Monténégro en 1999 fut dans cette perspective réalisée par le peintre.

En 1991, était inauguré à Cetinje « L’atelier Dado », musée marquant son appartenance et son inscription à l’histoire culturelle et contemporaine du pays, du vivant de l’artiste.  Alors qu’il représente son pays à la 53e Biennale de Venise en 2009, il expose au palais Zorzi une série d’assemblages préparés à Hérouval. L’année suivante il reçoit le Prix du 13 juillet, la plus haute distinction nationale monténégrine. Enfin, du 15 septembre au 31 octobre 2010, neuf bâches monumentales réalisées spécialement par Dado à partir de photos rehaussées sont exposées à Shanghai dans le pavillon monténégrin de l’exposition universelle. L’ultime œuvre de l’artiste qui s’était plu à utiliser tous les supports que l’époque contemporaine nous a offert est le site internet dado.fr pour lequel il réalisa de nombreux dessins, gouaches, collages destinées à cet effet.  Créé par son gendre, Pascal Szidon, qui en assure aujourd’hui encore la gestion et l’alimentation en respectant les volontés du peintre, le site Dado reçut en novembre 2010, de l’icom-unesco l’autorisation d’utiliser le domaine internet de premier niveau « .museum »[20], réservé au seul usage des musées. La version monténégrine fut réalisée avec le concours du Ministère de la Culture du Monténégro. Le dialogue entre Dado et le Monténégro ne s’est jamais totalement interrompu et se voit prolongé en dépit et au-delà de sa disparition. L’hommage que lui rend le Centre Pompidou en inaugurant à titre posthume une salle consacrée à l’artiste le 9 mai 2011 accueillit la signature d’un accord culturel entre la France et le Monténégro. Quelques semaines auparavant, en décembre 2010, Dado vêtu d’un costume traditionnel monténégrin quittait définitivement le sol français pour être inhumé lors de funérailles nationales à Košćele, près de Rijeka Crnojevića reposant alors dans ce « tout petit pays[21] » qui était resté le sien, au sommet d’une des collines de son enfance, selon son souhait, face au lac de Skadar.

Charlotte Waligòra


[1] Leonardo Crémonini, Bernard Dufour, Jean Rustin, à titre d’exemples.

[2] À propos de ce travail sur le corps Dado parlait de virus :

« Comment ai-je attrapé le virus que je traîne toujours ? Un jour, mon père souhaita que je rencontre un chirurgien fameux qui soignait Tito, le docteur Zogovitch. Ce médecin avait comme patient un petit garçon qui avait un bec-de-lièvre, et le travail que me commanda le chirurgien consistait à faire un dessin très académique du bec-de-lièvre (…) Je me souviens très bien les dessins que j’ai faits de la lèvre supérieure qui s’ouvrait sur des petites dents de chat. » Entretien avec Catherine Millet et Jacques Henric, Art-Press, juin 2009, p. 39-45. La mère de Dado enseignait la biologie à Cetinje, son père était cadre hospitalier, son grand-père, enfin, le docteur Jovan Kujacic, fut le premier médecin hygiéniste du Monténégro.

[3] Le premier assemblage monumental La traction-avant fut commencée en 1968.

[4] Les « bambins » étaient ainsi communément appelés au Monténégro. Dado prit ce surnom dès son arrivée à Paris.

[5] En 1959, Dado est reconnu dans l’atelier d’Hérouval par les membres de Mediala comme le fondateur du mouvement et le porteur de ses pensées. http://www.dado.fr/dado-peintre-mediala.php

[6] En 1958, il quitte Paris pour Courcelles-les-Gisors et acquiert le Moulin d’Hérouval en 1961 où il vivra et travaillera jusqu’à son décès le 27 novembre 2010.

[7] Il rencontre Jean Dubuffet en 1958 qui remarque ses dessins et le présente à Daniel Cordier.

[8] Daniel Cordier rencontre Dado en 1958 et découvre les œuvres de l’artiste, lui consacrant sa première exposition personnelle la même année à la galerie Daniel Cordier. Ce dernier le soutient aujourd’hui encore, ayant fait don d’une importante partie de sa collection en 1989 au Centre Pompidou qui conserve à ce jour 134 œuvre de Dado.

[9] Pointe sèche et aquatinte, 40 × 50 cm, imprimée par Alain Controu.

[10] Montenegro, pointe sèche, 50 × 40 cm, 1974. Alain Controu, imprimeur et Montenegro II, pointe sèche et aquatinte, 48 × 38 cm, 1974. Alain Controu, imprimeur.

[11] http://www.dado.fr/dado-peintre-anges.php

[12] Œuvre monumentale de 195 x 392 cm, MNAM – Centre Pompidou.

[13] Sahat Kula en caractère latin. Dans l’œuvre de Dado, le « s » et le « t » ne sont pas écrits en cyrillique contradictoirement au « у » et au « л ».

[14] La littérature aura le dernier mot, Entretien avec Charlotte Waligora, décembre 2009.

[15] Les Limbes ou Le Massacre des Innocents, 1958-1959, huile sur toile, 194 × 259,5 cm, MNAM – Centre Pompidou. Le titre original donné par l’artiste étant Les Limbes.

[16] Stèles bogomiles gravées des premiers chrétiens conservées en plein air en Bosnie-Herzégovine, en Croatie, en Serbie et au Monténégro. Les quatre pays on co-signé une demande d’inscription au Patrimoine Mondial de l’Unesco en 2009.

[17] Ancienne cave vinicole investie par Dado entre 1994 et 1999.

[18] Un autre hommage est visible sur le site dado.fr : http://www.dado.fr/dado-peintre-janvier1944.php

[19] Entretien avec Charlotte Waligora, décembre 2009.

[21] Termes de l’artiste, La littérature aura le dernier mot, entretien avec Charlotte Waligora, décembre 2009.