Dado – Entretien
Hommage à Dado
version francisée et coupée pour une publication sur Artshebdomédias
La littérature a eu le dernier mot
Dado s’en est allé samedi dernier après une longue maladie. L’artiste avait reçu il y a quelques mois Charlotte Waligora, historienne d’art, dans sa maison en Normandie. Ensemble, ils avaient évoqué son parcours et les moments importants de sa vie. « La littérature a eu le dernier mot » est le titre qu’ils avaient choisi ensemble. Dado s’était prêté de bonne grâce au jeu des questions-réponses devant l’objectif de Lionel Hannoun.
Miodrag Djuric, né à Cetinje au Monténégro en 1933 est arrivé à Paris en 1956. Il prit le surnom de Dado (« gentil bourreau »). Ayant fait toute sa carrière en France, il jouissait d’une solide notoriété et de la reconnaissance du monde de l’art français. 163 œuvres sont conservées au Centre Pompidou, un musée porte son nom dans sa ville natale et, cette année, le pavillon monténégrin de l’Exposition universelle de Shanghai le consacrait. Peintre, assembleur, sculpteur, bricoleur de génie, envahisseur de murs, l’artiste a évoqué, par le verbe, ce qui, dans sa vie de peintre, l’a inspiré au fil des saisons à Hérouval, près de Gisors en Normandie, où il vivait et travaillait.
Charlotte Waligora : Il y a la peinture, l’acte de peindre, puis au final, ce que l’on considère comme une « imagerie ». La vôtre a reçu une fortune critique qui s’est plu à employer une terminologie morbide récurrente qui semble quelque peu folklorique : « viandeux », « chaos lugubre », « mort », « ordures », « cauchemar », « fantasmes de terreur ». J’imagine que cette compréhension de l’oeuvre n’est pas facile à accepter…
Dado : Il n’y a pas eu de rencontre affective. Il n’y a pas eu de gens qui l’ont aimé vraiment. Alors ils tournaient autour du pot, ils trouvaient un mot comme ça dans la bibliothèque ou dans le dictionnaire, et puis ils se débarrassaient. En fait, dans certains catalogues de ventes publiques, je serais un « petit maître surréaliste »… Je disais récemment à Catherine Millet que j’étais un terroriste de l’art.
C. W. : Dans le texte Brûler les morts, votre fille Amarante écrit à propos des fauteuils peints que vous avez disposés en cercle dans l’atelier à un moment de votre vie : « Il devenait évident que les invités tant attendus n’étaient autres que les créatures peintes dont on entendait presque le souffle à travers le cuir ou les fibres du tissu. » L’oeuvre de Dado a le pouvoir de s’incarner. La peinture se vit autant qu’elle est vivante…
D. : Ces fauteuils ont brûlé en 1988. La veille, j’avais lu un auteur qui ne tient pas debout traduit en français. Je veux parler de Pouchkine. Il a écrit un petit roman pour jeunes filles qui s’appelle Doubrovsky,l’histoire de l’incendie d’une ferme. Exactement ce qui s’est passé ici le lendemain, à l’atelier. La description de l’événement était parfaite ! Tous ces noms, qui apparaissent dans ce que vous avez vu, évoquent des livres. Tout à l’heure je disais que j’étais infirme du verbe. Mais, en parcourant le texte scientifique de Jacques Monod qui parlait de la langue spontanément apprise, de l’autre langue qui est la mienne, celle que je pratique avec vous et qui est complètement bidon, j’ai réalisé que j’ai échappé au moule de Jules Ferry. C’est bête mais c’est comme ça. Ma langue maternelle est très pauvre en mots mais très riche en métaphores. Par exemple, en serbocroate, le mot torture n’existe pas. Le mot bonheur non plus au sens où on l’entend ici. Mais un enfant de six ans comprend ce que c’est que la mort, par la métaphore utilisée comme ça, dans le langage de tous les jours. Sur l’amour, sur la guerre, tout est dit, sur la misère.
C. W. : Des tableaux ?
D. : Oui… C’est Nabokov qui disait que la littérature c’est l’art de la métaphore. Il est mon vrai professeur. Je connais très bien son œuvre.
C. W. : Vous voulez dire aussi que vous vous reconnaissez dans la littérature que vous lisez ? Parfois, par hasard, d’où la connexion étroite entre votre peinture et la littérature en général ?
D. : Oui.
C. W. : Votre peinture est extrêmement vibrante. Elle porte l’énergie que vous y mettez, que vous éprouvez face à la toile.
D. : Oui, c’est vrai. Je crois au tourment de l’artiste depuis toujours… l’artiste est à la recherche d’un orgasme sub-supérieur.
C. W. : La création part d’une énergie similaire à celle que l’on éprouve au contact de la chair attendue, aimée, désirée. C’est un rapport extrêmement sensuel et érotique. Votre peinture semble vécue comme une conquête, l’atteinte de ces équilibres précaires, d’un moment de bascule possible et « imprimé », restitué sur la toile, ce que Nicolas de Staël appelait « la fulgurance de l’autorité » et « la fulgurance de l’hésitation ».
D. : Je le pense aussi. Oui, c’est pour ça qu’on se débine maintenant devant la peinture. Ça fait peur. C’est la sensualité. Lorsque Céline parle de l’agonie, qui est le privilège d’un homme, c’est le moment de l’orgasme. C’est très bref.
C. W. : C’est ce que vous renouvelez sans cesse, oeuvre par oeuvre. Quand on entre en peinture avec vous, il y a ce que certains appellent « le vide » qui est une véritable aération. Il y a une dynamique qui à la fois nous attire dans le tableau et vient vers nous, sort du tableau, nous rejette. Alchimie de forces contraires. Vous atteignez un point d’équilibre particulièrement sensible et fragile.
D. : Oui, un ressort.
C. W. : La composition est ascendante. L’élévation et l’aération concourent à produire une circulation d’air entre les corps qui glissent les uns sur les autres, se fondent, se confondent en transparence et s’élèvent. Vous êtes baroque ?
D. : Absolument. Bien sûr.
C. W. : Le plus important dans l’acte de peindre est ce moment crucial d’entrée en peinture comme on entre en « religion », en création. C’est peut-être ça le sujet de Dado…
D. : Et d’avoir un témoin permanent. Tous les matins je rentre à l’atelier, je vois tout ce que j’ai étalé comme énergie, comme globules, comme graisse, comme glaires. La phrase de Matisse rapportée par Montherlant me tourmente. « Il faut se mettre au travail comme si on devait tuer unhomme ». Très peu de gens connaissent ça. Moi j’essaie de tuer un homme depuis 50 ans et il agonise toujours. Je n’ai jamais fini un tableau.
Il y a eu des moments très privilégiés, où je n’avais pas un rond.
Il faisait très froid, il n’y avait pas d’électricité, mais c’était magnifique.
C. W. : Vous parlez souvent de la peinture comme d’une réalité : une autre réalité, vous parlez d’évasion, d’échapper à la vie, pour y être davantage encore ?
D. : Ça ne m’est arrivé que deux ou trois fois ces dernières décennies de me réveiller content. Quand je suis retourné au Monténégro, le matin je me réveillais dans la maison où j’ai grandi. J’étais bien. Et tout d’un coup, je revenais à moi : tout ça, c’est fini. Le boulet de ma vie réelle me propulsait du lit.
C. W. : C’est quoi le boulet de votre vie réelle ?
D. : Eh bien, toute la vie. Je suis né dans les années 30. J’étais déjà un grand petit garçon pendant la Seconde Guerre mondiale. Une vraie guerre. Ces dernières années aussi il y a eu une autre guerre, une vraie également. Je n’étais pas là-bas. Mais cela n’empêche pas la douleur. Ma richesse ce sont les moments très durs de mon enfance, de la guerre. D’abord le froid. J’avais des problèmes de chaussures, je devais enfiler des godillots d’adultes, trottiner avec. La neige entrait dedans… Quand j’allais chez ma tante, après la mort de maman, pour sécher mes pieds dans le four, je devais traverser la place du marché où étaient pendus deux partisans. Ils étaient là… Dans un arbre. C’était terrifiant. Ils me hantent toujours.
C. W. : Vous êtes reconnu autant en France qu’au Monténégro…
D. : C’est très difficile de le dire. Il y a toujours un arrière-goût d’amertume. Je n’ai pas eu le privilège du succès dans lequel on se vautre. Ma vocation était de m’isoler pour ne pas être souillé par le côté superficiel de la vie. Il y a eu des moments très privilégiés, où je n’avais pas un rond. Il faisait très froid, il n’y avait pas d’électricité, mais c’était magnifique. Il y avait le printemps, il y avait l’automne, il y avait la neige, c’était superbe. Voir défiler les saisons, c’était magnifique.
C. W. : Vous parlez des mondanités. Je parle de la postérité de l’œuvre, de son inscription à la postérité. Elle est engagée. Que vous le vouliez ou non. Vous avez 163 oeuvres conservées au Centre Pompidou, un musée qui porte votre nom au Monténégro… Il y a des signes tangibles d’une réception et d’accession, surtout, au panthéon. D’inscription à l’histoire et à l’histoire de l’art.
D. : Oui c’est vrai. C’est chronique comme une maladie.
C. W. : Vous connaissez ces mots de Montherlant : « Comme l’arc, je tremble de l’envie de détruire (…) Il faudra mourir sans avoir tué le vent » ?
D. : Il faudra que le vent balaie tout ça et emporte nos mauvaises odeurs ailleurs.