ANISH KAPOOR – DIVIN ABIME

ANISH KAPOOR  –  DIVIN ABIME

texte publié sur artshebdomedias.com

Versailles n’est pas qu’un lieu politiquement emblématique. Son architecture témoigne du passage du style baroque au classicisme français, que l’on nommera style Louis XVI – visible par le visiteur lorsqu’il se déplace depuis la façade de la cour de marbre jusqu’à celle sur jardin parachevée par Jules Hardouin-Mansart –, et son parc d’un travail paysager sans précédent signé André Le Nôtre – entre 1662 et 1687 – ; sans oublier les apports de Marie-Antoinette en terme d’aménagement intérieur. Versailles fut un lieu de pouvoir, donc, mais aussi de vie de cour, un espace d’agrément, de fêtes et de promenades ouvert à la mode et aux styles qui, sur trois siècles, se sont développés en France ; autrement dit : ouvert à la « modernité » des formes.

Depuis 2008, les artistes contemporains invités établissent un double dialogue avec le château et les jardins. Ceux-ci sont composés de deux axes majeurs, dont la grande perspective menant des parterres d’eaux au bout du Grand Canal, qui offre l’une des plus belles vues aux alentours de Paris – vers un horizon qui nous manque parfois cruellement. Elle est devenue un enjeu essentiel de chacun des rendez-vous artistiques, un défi pour les plasticiens, souvent choisis pour leur aisance à travailler à une échelle monumentale. Une pratique dans laquelle excelle Anish Kapoor.

Six œuvres forment le parcours proposé par l’artiste britannique, dont quatre balisent précisément la perspective Le Nôtre, révélant différemment la perception que nous avons de ces espaces où triomphent la symétrie et l’ordonnancement superbe des lignes plongeant vers l’infini. Une œuvre pensée pour l’occasion a par ailleurs été placée au cœur du bosquet de l’Etoile, tandis que la salle du Jeu de Paume – qui n’ouvre malheureusement quotidiennement qu’à 14 h –, accueille Shooting into the Corner, un canon tirant des boulets de cire rouge. Présentée pour la première fois à la Royal Academy de Londres en 2009, la pièce vient évoquer, outre les problématiques chères à l’artiste – particulièrement intéressé par la chair à travers ses travaux à la cire –, le contexte dans lequel le changement de régime se déroula dans la France de la fin du XVIIIe siècle.

Anish Kapoor est l’artiste contemporain des vastes espaces, de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, des cavités énigmatiques et mystérieuses qui ont pour écho, entre autres, le mythe platonicien de la caverne. Au début des années 1970, il se rend avec son frère en Israël. Il y entreprend des études d’ingénieur qui expliquent probablement cette fascination toujours exprimée pour les matériaux et leurs procédés de fabrication. Il tente le concours à l’entrée des Beaux-Arts, auquel il échoue, quitte Israël et s’établit à Londres en 1973, où il s’inscrit au Hornsey College of Art puis à la Chelsea School of Art and Design. Diplômes en poche – d’ingénieur et de designer –, Anish Kapoor, en tant que sculpteur, ne cesse de fabriquer des objets qualifiés de non objets. Il crée ainsi des trompe-l’œil volumétriques qui interagissent avec le spectateur, celui-ci faisant souvent l’expérience d’échelles qui le dépassent et bouleversent son rapport à l’espace. « J’en reviens continuellement à questionner le statut de l’objet, explique l’artiste. Est-il pleinement de ce monde ? Quel est le réel espace de l’objet ? Est-ce ce que vous regardez ou est-ce l’espace au-delà de ce que vous regardez ? » Tout est dit, chaque œuvre est un portail qui nous invite à remettre en question notre perception de l’espace tridimensionnel euclidien.

Les trois premières œuvres du parcours versaillais illustrent ce propos : C Curve est un miroir incurvé daté de 2009, déformant la façade sur jardin tout autant que nos reflets amusés ; Sky Mirror, double miroir présenté face au château et à la galerie des glaces, réfléchit pour sa part le soleil sur la façade du roi – lequel avait choisi l’astre sublime comme symbole. La double face permettant par ailleurs d’observer la perspective Le Nôtre dans une sphère qui l’arrondit de manière parallèle. Enfin, Dirty Corner (« le coin sale »), trompe d’acier de plusieurs dizaines de mètres de long – œuvre également préexistante exposée en 2011 à Milan – et rebaptisée dans la presse le « vagin de la Reine », est un abîme qui, par un principe d’auto-génération, semble s’être extirpé lui-même des entrailles de la terre en déplaçant des blocs de marbre brut, marbre rouge tel que le château en est couvert. L’effet est bouleversant, le chaos d’où tout peut advenir s’installe là où tout n’est que luxe calme et volupté – aujourd’hui tourisme de masse. Se pose ici la question de l’avènement par le chaos, à mettre en rapport avec le Big Bang, bien entendu.

Cette corne d’abondance en acier oxydé, non objet qui n’a malheureusement pas été enfoui en son extrémité, évoque la gueule ouverte d’une bête prête à délivrer au monde un message ; un monde resté sourd, qui préférera porter plainte contre l’artiste au discours pourtant essentiel pour les arts de la seconde moitié du XXe siècle, nourrissant cette problématique de l’espace et des dimensions poétiques et/ou spirituelles questionnées par tant de ses condisciples depuis plus de cent ans. Anish Kapoor évoque souvent cette « vallée obscure, matrice du monde, qui est aussi matrice de ma perception ». Il dit encore son désir de « retourner à l’intérieur de la caverne, dans le noir, vers ces forces obscures, mouvantes et indéterminées. » Le cube monumental installé au milieu du bosquet de l’Etoile répond lui aussi à ces volonté et quête liées à la corporalité de l’objet. Sectional Body Preparing for Monadic Singularity (2015) établit plusieurs dialogues : avec le minimalisme américain, bien entendu, et le Land art, dont Kapoor est un des représentants ; il constitue aussi, par le biais d’un percement projetant le regard vers le ciel, un clin d’œil à James Turrell et, enfin, invite le visiteur, comme le faisait Léviathan – pièce gigantesque présentée au Grand Palais en 2011 –, à faire l’expérience interne de l’œuvre. Alors qu’un groupe d’enfants s’essaie à l’exercice, l’un d’eux soudain s’assied : « C’est tellement beau, que je veux rester ici toute ma vie. » Difficile de ne pas imaginer qu’il perçoit sans doute, instinctivement, la douceur intra-utérine dégagée par cet objet monumental, cavité rouge modulée par la lumière du jour et l’éclat du soleil, présent ce jour-là. Anish Kapoor a d’ailleurs donné à l’extérieur de ce cube un caractère sexuel féminin, qui pourrait rappeler les amours abrités par les célèbres bosquets pensés par Le Nôtre, eux-mêmes chargés d’architectures et d’ornementations sculptées.

La couleur est chez Anish Kapoor essentielle. Dès l’inauguration de sa carrière londonienne, au tournant des années 1980, il présente des installations éphémères de pigments rouges, noirs, jaunes, bleus formant des positionnements au sol de formes géométriques élémentaires – rectangles et carrés –, autres météores de l’inconscient fonctionnant déjà, parfois, comme des portails. On ne peut par ailleurs comprendre Anish Kapoor si l’on ne connaît pas Yves Klein (1928-1962), dont il se réclame alors et à la suite duquel il travaille. Le Britannique s’intègre dès ses débuts dans la lignée de Malevitch, Klein et certains artistes américains comme Sam Francis, dans cette problématique de l’espace et de sa distorsion, ce principe de l’œuvre comme un portail qui questionne aussi le rapport au vide. Anish Kapoor pose insidieusement, à chaque pas, la question du vertige humain face à l’immensité où à ces ailleurs autrement célébrés par la science, la métaphysique, la littérature et la poésie. « Mes œuvres reviennent souvent sur cette idée que l’espace lui-même n’est délimité qu’en théorie, qu’il y a quelque chose au-delà, précise-t-il. C’est une réflexion sur l’espace comme idée poétique. »

Descension (2014), sculpture d’eau noire, vortex présenté entre le bassin d’Apollon et le bord du Grand Canal, vient d’une certaine manière compléter les systèmes hydrauliques installés à Versailles en 1666 mais, par son mouvement activé par une force centrifuge, provoque la sensation étrange d’être appelé, une fois encore, vers un ailleurs situé dans les entrailles de la terre. Représentation de l’infini, ce mouvement peut être perçu comme une nouvelle porte d’accès.

Toute l’œuvre d’Anish Kapoor invite à réfléchir sur la matérialité inhérente à ce monde, ouvre vers d’autres dimensions, place le cosmos en son centre. L’exposition s’intègre parfaitement en ce lieu de royauté où les artistes les plus modernes de chaque époque y ont exercé leur talent. Il a été reproché à Anish Kapoor d’avoir exposé des travaux pré-existants et de n’avoir pensé qu’une seule œuvre pour l’occasion. Aucun musée français, à l’heure actuelle, n’a cependant l’espace nécessaire pour accueillir une attendue rétrospective du maître du monumental et ceci constitue une raison de plus, au-delà du réel enchantement provoqué par cette proposition qui a réintroduit ici la question du sens, de passer une bonne partie de l’été dans les jardins du château du Versailles.

Charlotte Waligòra