L’HUMANITE DANS TOUS SES ETATS Le Réalisme de Vladimir Yankilevsky
L’HUMANITE DANS TOUS SES ETATS
Le Réalisme de Vladimir Yankilevsky
Peintre de figures humaines, si l’on omet les quelques paysages épurés aux couleurs vives des années de formation (sujet qu’il a d’ailleurs parfaitement intégré à ses préoccupations philanthropiques), Vladimir Yankilevsky a totalement résisté à la problématique artistique contemporaine pour suivre un cheminement de pensée et de création tout à fait personnel. Yankilevsky est généralement perçu comme un artiste tantôt métaphysique, tantôt conceptuel, comme un formaliste et parfois même un abstrait ! Son art vise pourtant tout simplement à présenter sa vision du monde, de l’Homme, dans un parti pris résolument figuratif. Les conclusions
de ses observations permettent d’affirmer que cet artiste laissera un patrimoine riche de travaux en série qui pourront être perçus comme autant de chapitres d’un livre dédié à l’Humanité dans son ensemble. Son contenu est à la fois tragique et sublime, son sens merveilleusement réaliste.
La récurrence de la figure humaine, unique sujet de sa peinture, mise en scène généralement « sur fond » de paysage avec des motifs géométriques que l’on retrouve dans chacune de ses compositions, ne fait pas de l’art de Vladimir Yankilevsky un art de répétition. La figure humaine est méthodiquement soumise à des variations formelles et compositionnelles, d’où un travail en série systématique et ce depuis le début de sa carrière. En réalité, la figure humaine s’y présente sous toutes ses formes pour mieux exprimer toute la complexité de sa nature et de ses comportements. Par peintre de figure humaine, il faut surtout entendre peintre de la nature et de l’âme humaine.
La fin du Formalisme :
Vladimir Yankilevsky est né à Moscou en 1938. Il devient peintre à l’aube de la seconde moitié du XXe siècle, à une époque où la seule forme d’art autorisée en Union Soviétique n’avait d’autre but que de célébrer le Parti et ses autorités. Lorsqu’il expose pour la première fois en France en 1973, grâce à l’action de Dina Vierny qui l’a découvert en 1970 à Moscou, il est déjà connu mais proscrit dans son pays où il est aujourd’hui conservé et régulièrement exposé[1]. Il a exposé en dehors des frontières de l’Union Soviétique dès 1964, ayant auparavant participé à un certain nombre d’expositions historiques à Moscou comme celle du Manège en 1962 et d’autres que l’on cite moins pour n’avoir duré que quelques heures avant la fermeture exigée par la police du Parti. Aujourd’hui, ses œuvres sont conservées dans les plus célèbres collections d’art russe contemporain, celle de Norton Dodge, Georges Costakis, Dina Vierny, Jean-Jacques Gueron entre autres, et la France peut se vanter de posséder une œuvre issue d’une de ses plus audacieuses séries; le triptyque n° 6 : « Nous sommes dans le Monde » (1966) conservé mais trop rarement exposé au Musée National d’Art Moderne à Paris (entré en 1997).
Considéré comme l’un des acteurs principaux de la (re)naissance d’un art libre et déchargé de toute obligation propagandiste envers le régime totalitaire soviétique, le peintre a été, dès son exposition en Occident, rattaché aux artistes dit « Formalistes » pour l’Union Soviétique, ces mêmes artistes que l’on regroupe sous l’appellation de « Non-conformistes » en Occident.
Cette double dénomination se justifiait par la distinction encore nécessaire, il y a trente ans, entre production officielle et non officielle en URSS. Aux artistes réalistes socialistes qui travaillaient pour le Parti s’opposait une jeune génération qui (ré)introduisait dans l’art soviétique des problématiques d’ordre purement esthétique. De cette opposition est née la dissidence artistique, le Formalisme et la clandestinité pour ses auteurs. Cela a suffi pour parler d’« école », d’« Avant-garde soviétique » parfois même de « Nouvelle Avant-garde russe » ; appellations encore en vigueur de nos jours. Il est pourtant évident que chaque artiste de cette génération a finalement suivi une voie de création personnelle et élaboré un vocabulaire pictural unique qu’ils exploitent d’ailleurs encore aujourd’hui.
Il suffit d’observer leurs productions respectives dans un rassemblement muséographique pour se rendre compte du caractère hétérogène d’un tel ensemble, en dépit de leur origine et de quelques caractéristiques esthétiques communes comme l’excellence de chacun dans les techniques du dessin. Ces artistes ont été des formalistes mais pour une période donnée de leurs carrières et la diversité observée force l’appréhension désormais individuelle de chaque artiste soviétique contemporain, impose la destruction d’un processus d’étiquetage vieux de trente années et historiquement dépassé.
Eminemment réaliste :
La « dissidence » de Vladimir Yankilevsky n’était, quoi qu’il en soit, en aucun cas préméditée. Très tôt et de manière instinctive, l’artiste a senti que l’art n’était pas cette version officielle que constitue le Réalisme Socialiste, sentiment renforcé par la vision des œuvres de Picasso exposées en 1956 à Moscou dans le contexte du Dégel. On note d’ailleurs dans les œuvres de 1958 à 1962, l’influence de Picasso et de Miro, de Max Ernst et de Paul Klee un peu plus tard. Il s’est ensuite savamment et consciemment éloigné des règles de l’art officiel et en même temps qu’il imaginait son écriture propre, il amorçait son exploration du monde et l’expression de son rapport à lui.
Yankilevsky se défend bien en tout cas de peindre sa vie, par extension la vie, en Union Soviétique, autrement dit la réalité sociale et quotidienne du monde qui l’a vu naître et qui a vu naître la genèse d’une œuvre dont la force créatrice dépasse de loin ce qu’il nous est donné de voir de prime abord. Evidemment, on est tenté de voir dans les œuvres qui mettent en scène des personnages en boîte l’expression la plus éloquente d’une réalité sociale qu’il a vécu. Commencées à New York en 1989, un an après l’émigration de l’artiste et sa famille, on pense volontiers à une représentation de la vie dans les appartements communautaires pour les œuvres sur papier où les personnages vaquent à leurs occupations respectives dans la pièce principale (unique ?) d’une modeste demeure. Mais la série « People in Boxes », dont l’aboutissement se réalise dans la « sculpto-installation » People in Boxes (achevée en 1990), est déchargée de toute dénonciation personnelle : aucun symbole, aucune image explicitement relative au régime soviétique. Et généralement ce sont des personnages civils parfaitement anonymes que l’artiste met en scène. Son discours acquiert ainsi, comme dans chacune de ses œuvres, une portée universelle et éveille des interrogations en chacun de nous puisqu’elle nous renvoie naturellement à notre situation et condition actuelle d’homme vivant dans un système social oppressant et réfrénant nos possibilités de développement individuel. Les boîtes isolent les personnages les uns des autres, elles leur permettent tout juste de communiquer par une gestuelle commune ou de se croiser. Elles les déforment, les torturent tout en leur permettant de vivre, de bouger et de respirer. Mais ne serait-ce pas la boîte qui se déforme sous l’action du corps ? matérialise-t-elle le rempart, la carapace que nous nous fabriquons, qui nous protège dans nos rapports aux autres? Et à travers People in Boxes, n’est-ce pas sa propre solitude, son isolement qu’il trahit ? La déploration de rapports humains finalement superficiels ?
Critique de la société contemporaine, de l’homme moderne ? Cela aussi, l’artiste s’en défend en tout cas sur le champ pictural qui lui est imparti. Il ne prend jamais position. Il dresse un constat réaliste de la nature humaine en présentant ses attitudes et ses comportements les plus variés, qu’ils soient « chastes » ou non. Ce constat résulte chez Yankilevsky d’expériences sociales vécues sous différents régimes et dans différents pays notamment l’URSS, les Etats-Unis et la France. Il peint ce qu’il observe et a observé, ce qui s’impose, se constate tout simplement.
Dans son art, la forme a son importance, autant d’importance que le discours qu’elle autorise. Le motif est l’objet de variations formelles mais surtout de perfectionnements constants. L’évolution de la forme va de pair avec l’évolution du regard et de la réflexion que porte l’artiste sur le sujet qu’il traite. C’est au cours des années 1960, à partir de 1961/62, qu’il compose le vocabulaire pictural qu’on lui connaît, ce lexique particulier combinant des personnages représentés de manière figurative et des motifs géométriques dont la valeur sémiologique ne fait aucun doute, comme « Ü », qui est une représentation du phallus, perpétuellement soumis, lui aussi d’ailleurs, à de multiples variations. La figure humaine s’est imposée spontanément comme seul sujet de sa peinture dès les premières compositions personnelles en 1958, l’artiste à vingt ans. Au-delà du motif et du problème de sa représentation, s’ouvrait surtout et simultanément une réflexion sur la nature humaine initialement orientée sur la volonté de comprendre les rapports humains en observant leurs conséquences sur le comportement, le fonctionnement émotionnel et affectif de l’Homme. L’amour entre un homme et une femme est donc largement abordé dans sa peinture, c’est le sujet des célèbres triptyques. Ces derniers permettent d’apprécier plusieurs principes que l’on retrouve dans l’ensemble de sa production. Il suffit de lire le triptyque pour comprendre. Le panneau gauche présente le principe féminin, un buste toujours représenté de face. A droite, le principe masculin : une tête vue de profil. Au centre : un paysage infiniment épuré à l’horizontale. Ce qui est intéressant ici – peu importe que le spectateur reconnaisse le profil de l’artiste dans la représentation de l’homme – c’est qu’à l’intérieur du motif, il montre ce qui se passe naturellement, physiquement dans la réalité, entre un homme et une femme. La relation sexuelle : la pénétration, l’éjaculation, la fécondation sont tantôt suggérées, tantôt visibles sous nos yeux. Pour Yankilevsky, le buste de la femme exerce des forces centripètes, attractives. C’est là qu’elle reçoit le phallus, le sperme qui conduit tôt ou tard à l’enfantement. De ce fait, la représentation du nu féminin comporte des détails anatomiques comme l’extérieur du sexe et, de l’extérieur, on voit le vagin à l’intérieur. L’artiste propose systématiquement une vision intra-utérine généralement circulaire où il couche parfois un enfant schématisé. L’homme, qu’il soit de profil droit ou gauche, donc regardant vers sa compagne ou à l’opposé, présente des signaux d’excitation mentale qui exercent une force centrifuge généralement orientée vers l’objet de ses désirs. Le physique et l’intellect, le corps et l’esprit s’unissent et le rapport des principes masculin et féminin, des forces contraires qu’ils exercent, s’équilibrent au centre. Le paysage constitue une ouverture dans l’espace mais surtout dans le temps, vers un futur conçu ensemble. On imagine volontiers qu’il y a dans tout cela des connotations autobiographiques mais ce rapport des principes masculin et féminin et le réalisme des comportements qui en résultent sont propres à chaque individu et résonnent dans l’esprit du spectateur averti comme une évidence. Yankilevsky part de sa propre analyse, il analyse ses rapports à l’autre : à Elle, aux autres pour observer avec recul les rapports humains actuels et en proposer une représentation réaliste dépourvue de message ou de sens caché.
Pour Yankilevsky « L’art est une appréciation affective, humaine du monde. Au moyen de l’art, l’Homme humanise le monde, il se l’approprie et le rend commensurable avec ses sensations et son imagination. Dans le processus de découverte de la réalité, l’art constitue une étape qui précède celle de l’analyse et de la synthèse scientifique. L’artiste ne vise pas à la constatation d’un beau immuable, mais – et c’est là sa mission essentielle – à explorer la vie. Comme chaque chercheur, l’artiste possède, lui aussi, le « droit » de faire des découvertes. Découvertes qui peuvent entrer en conflit avec les normes généralement admises » et « Le but de l’art, c’est d’exprimer un rapport avec le monde : voilà pourquoi l’art doit être éloquent. Un art dont l’objectif ne serait que la création d’un modèle du beau, serait un art affecté et de pure forme, un art dégradé, dépourvu de tout ressort dramatique. »[2]
Moi, elle et les autres :
Mon cher Vladimir, vous ne cessez de sonder l’âme humaine par l’observation de ses comportements et vous n’hésitez pas à présenter l’Homme dans tout ce qu’il peut avoir de plus beau et de plus trouble. Je pense à vos étonnantes et sublimes séries de gravures et de dessins des années 1970 : « Anatomie des sentiments », « City – Masks » et « Mutants » qui trahissent ce regard lucide sur une humanité décadente et une réflexion sur les causes de déviations comportementales qui conduisent l’homme à se travestir, se masturber violemment, se transformer en se déformant et s’agiter dans une effervescence presque cauchemardesque. Des autres vous semblez aujourd’hui revenir à vous-même, approfondir véritablement la question, et les choses en même temps les formes semblent se compliquer lorsqu’il s’agit de vous, de vous tout simplement ou de votre rapport aux autres.
Dans les travaux récents sont apparus des emprunts à une histoire mondiale de l’art, utilisés sur ses toiles à la manière d’un pastiche assimilé à son écriture propre. Un visage de femme de Kitagawa Utamaro, connu pour ses représentations de beautés féminines idéales et sensuelles, devient le visage de certaines « Femme à côté de la mer » lorsque ce n’est pas la « Joconde » ou le « Portrait présumé de Ginevra d’Este » de Pisanello, qui se retrouvent d’ailleurs dans de nombreux collages. Les portraits profilés de Piero della Francesca prennent place régulièrement dans son art, ici, dans un collage au format allongé qui rappelle celui des triptyques et à la composition qui rappelle celle des autoportraits mais il ne s’agit, comme le titre de l’œuvre l’indique, que d’un hommage rendu à l’artiste italien auquel Vladimir Yankilevsky voue une admiration sans bornes. On note également la présence récurrente d’un autoportrait de Rembrandt ou des fragments de bustes de Korês archaïques, sans compter les références à l’art sculptural de l’Egypte antique. Tout y passe pourvu que la réflexion de l’artiste auquel Yankilevsky emprunte corresponde à la sienne.
Enfin, c’est après l’émigration en 1988 qu’apparaissent des réflexions inédites dans son art. Vladimir Yankilevsky entreprend en même temps que la série « People in Boxes », une réflexion sur les causes du suicide. Simultanément il entreprend une série d’autoportraits, genre qu’il avait abordé dans sa jeunesse, et se penche à nouveau sur le thème « L’Artiste et son modèle » amorcé pour la première fois en 1961. Par ailleurs, et ces travaux comptent avec la série « Portrait d’Homme » parmi les derniers en date de Vladimir Yankilevsky, il travaille une nouvelle fois sur le buste féminin réalisant la série « Femme à côté de la mer ». Il reprend ici un thème qui lui est cher, également amorcé dans les années 1960 avec la série « La Structure d’Aphrodite » dans laquelle il explore le fonctionnement sexuel et biologique de la femme qui prenait à l’époque l’identité de la déesse grecque de l’amour et de la fécondité.
Dans l’« Hommage à Utamaro III » (1999), qui constitue comme l’artiste en a l’habitude une série dans la série, le corps féminin est coupé à la taille par la ligne d’horizon et c’est la sexualité féminine qui est exaltée, en tout cas explorée. Vue de face, en buste comme toujours et dans une palette de tons clairs et lumineux, elle semble pénétrée parfois à l’infini. Son corps, si l’on fait abstraction des collages, se transforme en une succession de pénétrations : le haut du buste, le cou, prennent des apparences phalliques. Ce buste n’est autre, en réalité, qu’un « Ü » vertical et la tête, cercle peint à l’huile derrière le collage, symbolise une nouvelle fois le sexe féminin. Sous la ligne d’horizon, un traitement en perspective permet de voir derrière le corps la représentation en profondeur des prémices d’une pénétration. Les papiers collés au contraire annulent ces effets perspectivistes et permettent d’apprécier le buste féminin de face et en surface. Ces jeux de forme, de composition, nous permettent d’aborder le mélange des genres, des principes et des sexes qui finissent par se confondre. Visiblement, les principes masculin et féminin s’unissent, cette fois, en se combinant sur une même surface.
Dans la dernière série « L’Artiste et son modèle », en papiers collés polychromes (1993), l’artiste se confond véritablement avec son modèle qui, comme pour « Femme à côté de la mer », peut être apprécié de face en surface et en profondeur vu comme les prémices d’une pénétration. Sur un corps de femme, représenté tantôt de manière classique par l’introduction de papiers collés sur lesquels sont dessinées certaines parties du
buste – généralement haut/gauche et bas/droit pour le spectateur – tantôt dans le plus pur style de Vladimir Yankilevsky, graphique et qui tend vers une évidente simplification, est posée (collée) la tête de Rembrandt dessinée par lui-même. Au-delà de la forme, c’est évidemment la relation de l’artiste à son modèle et du modèle à l’artiste qui est le sujet d’une réflexion picturale où Yankilevsky aborde sa relation, non plus en temps qu’homme mais en tant que peintre, à l’autre, à elle. Peu importe l’identité du personnage. L’artiste se sert du modèle comme le modèle se sert de l’artiste dans un but narcissique en satisfaisant son voyeurisme, d’où la présence dans certaines œuvres de cette série ou d’autres, comme le collage L’Artiste et son modèle (1993), d’une jeune femme assise et vue de face, regardant le spectateur alors qu’elle se masturbe en grimaçant. La présence du peintre dans l’œuvre indique au spectateur que l’artiste livre une part de lui-même dans chacune de ses créations, quel qu’en soit le sujet.
La série d’autoportraits réalisés en collages de papiers polychromes rehaussés d’encre, de pastel, de crayon, d’huile, a été commencée à Paris en 1989 et achevée à New York en 1991. Chez Yankilevsky, l’expérience de l’autoportrait devient pertinente dans son rôle et sa destination. Outre le problème de la recherche et de la connaissance de soi, le caractère narcissique de l’acte, la volonté de dédier une image de soi à la postérité (destination première de l’image peinte), Yankilevsky arrive, dans l’art de la représentation de soi, à un compromis intéressant entre la tradition d’un genre et son renouvellement nécessaire en cette fin du XXe siècle et début du XXIe. Contrairement aux autres motifs qu’il utilise, sa représentation n’est pas soumise à des variations formelles mais compositionelles uniquement. En plus de la multiplicité des techniques employées, la composition varie autant de fois qu’il y a d’œuvres dans cette série. On note outre la présence de Rembrandt, celle du père de Vladimir Yankilevsky, Boris Isaakovitch Yankilevsky, peintre également. Par ces références, il présente sa filiation biologique, peut-être artistique, le sujet de l’œuvre et son activité. Il se représente toujours de profil et l’on reconnaît dans un style figuratif parfois proche de la caricature sa silhouette faciale. Pour les traits de visage, seuls l’œil et l’oreille sont représentés. Cette absence d’éléments extérieurs laisse le champ libre à l’artiste pour montrer, dans un désordre finalement organisé de motifs géométriques, ce que l’on ne voit généralement pas dans l’art du portrait, quelle qu’en soit la nature. Ainsi apparaît la représentation du phallus que l’on connaît, la représentation par le cercle ou l’ovale du sexe féminin, une ouverture sur un paysage lumineux qui symbolise une projection optimiste et mentale de lui-même dans l’espace et dans le temps et un fouillis chromatique qui ne peut être perçu que comme l’illustration de son tourment. L’un ou l’autre prenant plus ou moins d’importance suivant ce à quoi l’artiste pense. Il applique donc à lui-même la lucidité du regard qu’il porte sur les autres, s’intéressant autant au moi qu’à ses apparences, et dresse au sens propre un véritable portrait de lui-même à la fois physique et mental. Dans ce sens, et dans la série « Portrait d’Homme » (2002), l’exploration de l’autre (ou du moi ?) impose la représentation décharnée d’un profil masculin que l’on (re)connaît. Au delà des apparences, figuratives ou non, ce qui intéresse Yankilevsky et devient le sens peut-être caché de son œuvre est la représentation de l’énérgie vitale. Ainsi quand il peint un œil ou une oreille, ce sont en réalité la vue et l’ouïe ; les sens en éveil. Il oppose le principe de la « tête vivante » à celui de la « tête morte » : la tête pensante en instantané à l’image fixe intemporelle.
La perception « Yankilevskienne » de l’humanité est totalement dépourvue de préjugés. Il la montre sous toutes ses formes, dans tous ses états, tantôt belle capable d’amour tantôt névrosée, déviante et concupiscente. C’est bien nous qu’il observe et dont il dresse le portrait, c’est notre monde, le sien aussi, le monde contemporain qu’il sonde en permanence.
Fidèle à la tradition mimétique de l’art, à ses règles de représentation, conscient que l’intérêt de l’image artistique aujourd’hui n’est absolument plus dans ses valeurs mimétiques mais esthétiques et que le rôle de l’art n’en reste pas moins l’expression de la vie, Yankilevsky a su résoudre, à mon sens, le problème de la représentation de l’invisible dans sa plus juste réalité par le visible et cela en accordant à chacun une part égale sur la toile. Il a donc repris une problématique artistique qui a longtemps préoccupée les artistes contemporains.
Après que Picasso, avec ses Demoiselles d’Avignon, ait transformé un mode de représentation de la nature vieux de plusieurs siècles, après l’émergence de cette préoccupation de rendre visible l’invisible dans l’art contemporain au cours des premières décennies du XXe siècle, après la déviance de la problématique artistique et l’importance accordée au geste créateur qui a dominé toute cette fin du siècle dernier, on avait pensé résoudre ce problème par l’abstraction et la figure humaine semblait disparaître des toiles et des ateliers…Pour « revenir » littéralement transformée sur l’immense champ pictural du Parc des Princes peint par Nicolas de Staël en 1952 en clôturant, d’une certaine manière, le débat « figuration-abstraction » qui animait les peintres parisiens de cette époque. L’homme est le sujet d’un art vivant et derrière sa représentation en image fixe, voilà qu’avec des artistes comme Yankilevsky qui abordent ce problème, se trahissent l’action, la mobilité, le souffle, la vie mais apparaît aussi – et cela est parfaitement clair sur la toile – son fonctionnement mental, intellectuel et affectif. Voilà un artiste qui rouvre le débat et apporte des solutions satisfaisantes en présentant des formes absolument inédites.
On pourrait être tenté de dire que l’art de Yankilevsky recèle un contenu pornographique. Il a surtout la faculté de rendre une vraie pénétration, par exemple, simplement érotique en codifiant sa représentation, ce qui nous laisse à tous le bénéfice du doute. Ne se jouerait-il pas de nous ? De notre difficulté naturelle à aborder ce sujet ? Cela ne vous amuse-t-il pas, Vladimir, d’observer vos contemporains observer eux-mêmes vos œuvres sans oser prononcer le mot « phallus » ou « pénétration » ? Vous vous amusez peut-être à dérouter ceux qui vous déroutent ? Car dans tout cela, on sent bien que vous interrogez ce sur quoi vous vous interrogez. Dérouté et déroutant…Vous êtes un des nôtres ! Ce qui est sûr, c’est que la sexualité, parce qu’elle est œuvre d’art, redevient belle et miraculeuse. Et inversement.
L’art de Vladimir Yankilevsky nous parle de la vie dans sa réalité la plus pragmatique, la plus évidente, parce que c’est ainsi que cela se passe dans la vie entre un homme et une femme, entre nous aujourd’hui, entre nous et nous-même et il est fort à parier que cela se passe de cette manière depuis que le monde est monde et que l’homme est homme. En peignant sa propre réalité, c’est celle de tous les êtres humains qu’il couche sur la toile et c’est cela qui rend son art si touchant, si percutant, son discours universel et intemporel.
Charlotte Waligora
Université de Lille 3
Pour Vladimir Yankilevsky
Avril 2004
Texte publié dans le catalogue de l’exposition Les Non-conformistes aujourd’hui, Chateau Grimaldi Cagnes-sur-Mer
[1] La dernière exposition consacrée à l’artiste s’est déroulée du 6 novembre au 7 décembre 2003 à la galerie Krokin à Moscou et montrait des gravures et dessins extraits des albums « Mutants » (achevé en 1974), « City – Masks » et « Anatomie des sentiments » (1972).
[2] Vladimir Yankilevsky : « L’art est une appréciation humaine du monde », Opus International, décembre 1967, p. 37-38.