LEK – Entretien
Entretien tout d’abord publié sur www.artshebdomedias.com en trois parties, en septembre/octobre 2013.
Hyper codifié et hermétique, considéré comme illégal lorsqu’il n’est pas « vandale », loin du street art avec lequel on le confond souvent, l’univers du graffiti reste, en France, réservé à quelques initiés. Souvent illisible ou incompréhensible, fixé loin des regards, on le considère rarement comme une forme d’art à part entière, tant il est, aussi, auréolé de stéréotypes.
Frédéric Malek, plus connu sous le nom de Lek, est né en 1971 à Paris. Il est l’une des figures les plus innovantes du graffiti français, l’un de ceux qui a fait évoluer l’art de la lettre, jusqu’à accéder au Palais de Tokyo, à travers un projet présenté au public* depuis décembre 2012. Initié par le journaliste Hugo Vitrani et intitulé Dans les entrailles du Palais secret, celui-ci a été conduit avec deux de ses complices réguliers : Sowat et Dem 189. Ensemble, ils ont invité une cinquantaine d’artistes à intervenir avec eux dans une zone de passage et de service de l’institution, créant ainsi une saturation picturale qui transforme l’espace de manière extraordinaire. Cette année, des installations de Lek, réalisées en duo avec Sowat, ont pu être vues à Marseille – à la boutique agnès b. et à la Friche la Belle de Mai –, dans le cadre de MP 2013, Capitale européenne de la culture. Une autre – fruit d’un « crew » improvisé avec l’Américain Jonone – est à découvrir actuellement à Paris, à la galerie du Jour, dans le cadre de l’exposition Etat des lieux. Toujours dans la capitale, au-delà du nombre de supports et de palissades portant sa marque – et que l’on rencontre encore parfois par hasard –, une œuvre in situ avait été présentée en avril dernier aux Bains Douches, au terme d’une résidence de quatre mois sur place. Lek fait également partie des 80 artistes réunis par le galeriste Mehdi Ben Cheikh pour intervenir dans un immeuble du 13e arrondissement en passe d’être détruit : l’exposition collective Tour Paris 13 sera ouverte au public du 1er au 31 octobre.
Mais l’artiste est avant tout connu pour avoir découvert et s’être approprié, en 2010, un supermarché abandonné de 40 000 m2, situé à Aubervilliers. Edifice qu’il va peindre pendant un an dans le plus grand secret avec une vingtaine de graffeurs invités. Un livre de photographies dédié à cette expérience hors norme a été édité en 2012 par les éditions Alternatives. Le lieu porte le nom de Mausolée.
Lek incarne à sa manière toute une génération de graffeurs français, elle aussi pionnière dans ce domaine – le graffiti a commencé à se répandre à Paris dix ans après l’avènement du mouvement à New York, au début des années 1970. Des murs du 19e arrondissement – il a commencé à graffer dans le quartier de Stalingrad dans les années 1980 – aux galeries et institutions, l’artiste a établi des connexions mêlant architecture, sculpture et installation avec l’histoire de l’art et les avant-gardes, notamment le Bauhaus. Autant de sujets sur lesquels il livre sa perception, tout en évoquant ses origines, son enfance, et sa passion du graffiti qu’il considère et élève véritablement au rang d’art sans pour autant le vulgariser.
(c) tous visuels – Lek
Charlotte Waligora. – Tu évoques souvent ta formation en architecture. Ton graffiti et ta peinture ne peuvent par ailleurs se passer de volumes et d’espaces abandonnés, qui se voient généralement magnifiés. A tel point que le bâtiment participe toujours à l’œuvre, comme ce fut le cas du Mausolée.
Lek. – En effet. J’ai commencé à étudier l’architecture très tard – j’avais une vingtaine d’années –, à la suite d’un cursus scolaire atypique puisqu’interrompu pendant un moment. Quand j’étais en BEP, à l’âge de 16 ans, mon professeur de dessin industriel m’avait conseillé de poursuivre des études dans sa discipline ou en architecture. Il était persuadé que j’étais fait pour cela. Plus tard, sur les bancs de l’école d’architecture, j’ai eu un professeur qui nous faisait travailler sur la spatialité, mais de façon très libre. Il nous a appris à nous approprier l’espace, à fixer et à mettre les choses en espace, qu’il s’agisse d’un pot de fleur ou de n’importe quoi d’autre. Dès cette époque, je travaillais donc déjà le « spatial », et c’est ce qui me touchait le plus, même si ce que je réalisais alors était très grossier. En tout cas, ça a tout bousculé dans mon esprit. J’avais l’impression de produire et de penser des maquettes…
Ch. W. – L’installation a dû assez naturellement trouver sa place dans ce dispositif.
L. – Oui, et ce dès ma première exposition qui a eu lieu en janvier 2007, à la galerie Chappe, à Paris. J’avais peint des toiles avec Horphé pour l’occasion – en l’occurrence en très peu de temps, car je travaillais à l’époque. Il s’agissait d’un test, de voir un peu ce que ça donnerait ; et puis, de façon plus personnelle, je voulais savoir si la toile était une voie qui pouvait me plaire. Finalement, j’ai présenté une installation. Ce fut immédiat. J’avais conçu un gros LEK, un imposant lettrage fait à partir de bouts de bois qui ressemblaient à des morceaux de manche à balai, ou à du bambou parce qu’ils avaient quelque peu pourri dans le dépôt de la SNCF où on les avait trouvés ! Or, c’était ce qui m’avait vraiment plu et intéressé. Dès ce moment-là, il m’est apparu évident qu’une œuvre, au-delà des toiles, prenait place dans l’espace. Par ailleurs, j’étais persuadé que je ne vendrais rien – et ce fut le cas –, alors autant se faire plaisir et c’est ce que j’ai fait en innovant de cette manière. Depuis, chaque fois que j’ai eu l’occasion de faire une exposition, qu’elle soit collective ou non, le principe de l’installation s’est toujours imposé. Contrairement à ce qu’on peut réaliser sur le terrain – qui est, sans aller jusqu’à le qualifier de grossier, très dépendant des matériaux trouvés sur place – les projets présentés en galerie ou dans une institution, soit dans un cadre légal, sont toujours davantage « aboutis ».
Ch. W. – Sur le terrain, chaque installation est-elle inspirée par ce que tu trouves sur place ? Tu n’amènes rien ? Ni pensée, ni matériau ? J’ai vu, par exemple, beaucoup d’œuvres éphémères – notamment des travaux récents – enserrées, délimitées par du plastique, comme si tu balisais une scène de « crime » ou une zone interdite d’accès.
L. – Ce n’est pas vraiment dans ce sens-là que les choses sont pensées. Il s’agit plutôt pour moi, non pas d’un blocage, mais d’une forme de circulation, d’une invitation à suivre un chemin visuel indiqué par le plastique.
Ch. W. – Comme tu le fais dans ton graffiti et dans l’œuvre murale. C’est le prolongement complet de la part graffitée de l’œuvre et des flèches directionnelles : tu poursuis en 3D et dans la réalité ce qui se trouve déjà tracé au mur.
L. – C’est exactement ça. D’ailleurs, une des plus belles pièces que j’ai faites – en tout cas, celle qui m’a le plus touché – a été réalisée en 2006. On avait ouvert un spot avec Horphé, où j’avais choisis la salle la plus compliquée : elle contenait des turbines, des caissons électriques, des blocs-moteurs ; tout était très étroit et il y avait des trous dans le plafond et sur les côtés. J’avais déjà un graffiti basé sur un système de flèches, tendant alors vers une abstraction toujours plus radicale. Je voulais vraiment créer une circulation dans tout ça. A ce moment-là, il s’agissait aussi, voire davantage, d’une question de temps, parce que je parlais du passé, du futur et du présent. Pour moi, tout était lié. Tout à coup se concentrait le passé d’un lieu, le présent de mon action et se posait simultanément la question du futur de l’ensemble.
Ch. W. – Y a-t-il toujours cette valeur temps dans ton travail, en plus de la problématique de création spatiale ?
L. – Tout dépend du lieu. Dans certains endroits, je me dis que je ne dois pas y passer plus d’une heure. Mais, peut-être est-ce plus en fonction de moi que du lieu que ça se déroule comme ça… Parfois, j’ai envie de donner un sens directionnel, d’autres fois c’est plutôt statique, ou au contraire complètement mobile. Ça dépend de la surface. Tout peut changer et tout est mélangé. Je peux créer des moments de pause, comme des temps de circulation, le tout parfois au même endroit. Le temps dans lequel l’œuvre est faite est également très important.
Ch. W. – Mais ça, c’est quelque chose qui est propre au graffiti illégal, quel que soit le support, n’est-ce pas ? Ce sera d’autant plus vrai chez les « vandales », par ailleurs, qui ont toujours un laps de temps extrêmement court pour produire une œuvre. C’est donc amener comme un automatisme dans le milieu légal et institutionnel, cette notion de produire en un temps donné ?
L. – Oui. On a appris à travailler comme ça, en se disant également qu’en certains endroits, ça ne sert à rien d’en faire trop, puisqu’il n’y a que toi qui le vois et que ça peut être détruit aussitôt derrière ton passage.
Ch. W. – Mais ça, c’est la base des bases du graffiti, et son aspect éphémère est intimement lié à son caractère illégal…
L. – Aujourd’hui, c’est devenu nos codes. Et la notion de destruction a son importance dans notre travail actuel… Bien sûr, on ne veut pas se faire « détruire » par n’importe qui, mais la détérioration joue un rôle dans une œuvre.
Ch. W. – D’où l’utilisation de matériaux pauvres et périssables ? Le côté éphémère est-il un parti pris dans ton travail d’installation ?
L. – En janvier dernier, j’étais en résidence au parc de Rentilly et j’installais des bandes de plastiques. Une des responsables du lieu s’inquiétait du fait que des morceaux de plastique s’arrachaient. Cela détruisait l’œuvre, selon elle. Pour moi, c’est un tout, et la destruction potentielle, la dégradation font partie de l’installation. Je sais bien que cela semble désobligeant, que les gens peuvent ne pas apprécier car ça paraît mal tenu, abandonné, mais, quelque part, j’aime que ça soit détruit. Les effets du temps et des éléments sur mon travail le rendent vivant, contrairement au graffiti mural, qui, lui, est statique et davantage protégé. C’est ce qui me plaît d’ailleurs de plus en plus.
Ch. W. – Comment passe-t-on du graffiti à la « fresque », des métros, tunnels, bâtiments et friches industriels abandonnés aux institutions, de la peinture à l’installation, de la durée et de la fixation à l’éphémère et au dégradable ? Comment passe-t-on de l’ombre à la lumière quand on vient du graffiti, par définition un art voué à rester caché et anonyme ?
L. – Je ne sais pas. J’ai commencé à vraiment montrer mon travail en 2004. Ce côté éphémère et d’installation à caractère peut-être plus muséal ou institutionnel, j’ai l’impression que cela fait vingt ans que j’y pense ; ça s’est instauré au fur et à mesure des années. J’ai vécu avec des peintures qui ont duré dix ans, que j’ai pu voir durant tout ce temps. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Une peinture dure rarement plus de dix ans. Les premières fonctionnaient un peu comme des totems dans la rue, plutôt le long des voies ferrées. Avant que ça bouge vers ce dont on parle et que l’art du graffiti évolue, que ce soit pour moi ou pour d’autres, ça a mis des années et des années. D’autre part, tu ne peux pas totalement disparaître de la rue. Aujourd’hui, l’espace pour peindre est par ailleurs tellement réduit que tout le monde repasse sur le travail de tout le monde. Si tu disparais de la rue, quelqu’un arrive et t’efface. Tu dois continuer et protéger tes pièces, stipuler que tu es toujours là et que tu n’as pas quitté l’espace urbain. Même si tu t’« institutionnalises » un peu.
Ch. W. – Comment ça se passe entre vous dans ce cas-là ?
L. – C’est simple : celui qui vient te couvrir se positionne à gauche, à droite, mord un peu sur ton graff’ et, dès l’instant, où tu n’interviens pas, il considère que tu as décroché, qu’il peut te « repasser ». La mentalité a aussi changé entre nous. Au départ, les premiers devaient être une cinquantaine ; aujourd’hui, nous sommes plusieurs centaines…
Ch. W. – C’est valable pour tous les arts confondus. Il y a une profusion d’artistes absolument délirante et une capacité restreinte à faire le tri en termes de qualité de production. Le nombre de gens qui se disent tagueurs ou graffeurs est impressionnant, non ? C’est un peu le chaos et tout cela manque de regard critique…
L. – Le graffiti est arrivé en France au début des années 1980, dix ans après New York. Outre-Atlantique, la saturation a eu pour effet d’atténuer le phénomène ; il faut rappeler aussi qu’ils nettoyaient les trains. En Europe, au contraire, ça a été progressif, avec plusieurs facteurs s’ajoutant au nombre d’intervenants : plus il y a de gens qui graffent, notamment, plus la pression est maintenue au sein même du mouvement. Je me souviens aussi que quand j’ai commencé à graffer, à Stalingrad dans les années 1980, traînant tard le soir, voire la nuit, dans Paris, les rondes et contrôles policiers étaient nombreux et, au vu de mon âge, on me disait de rentrer chez moi. Aujourd’hui, tu n’as plus cette limite-là, le cadre dans lequel tout cela se déroule a énormément changé. Tu peux continuer tes conneries et les faire toute la nuit, si tu veux. Mais, on s’éloigne du sujet, non ?
Charlotte Waligora. – Je voudrais qu’on revienne sur ton rapport à l’espace et ta façon de l’appréhender. Au Mausolée (voir l’encadré), par exemple, il y a une œuvre – qui fait d’ailleurs la couverture du livre qui lui est dédié –, une peinture de toi, Dem 189, Sowat et Seth comprenant un rectangle noir central qui fonctionne comme une fenêtre ouverte. Il me fait autant penser à la Porte-fenêtre à Collioure (1914) de Matisse qu’au Quadrangle noir sur fond blanc (1915) de Malevitch ; il était à l’époque question, notamment pour le second, de valeur spirituelle conférée à l’espace. Est-ce qu’il y a quelque chose de cet ordre dans ta façon d’appréhender l’espace ?
Lek. – C’est compliqué, car il y a beaucoup de choses que je sais sans en avoir conscience… Et la question des références est toujours difficile. En architecture, culturellement parlant, j’avais déjà des manques, puisque je n’avais pas suivi un processus scolaire normal. Mes références étaient des artistes vivants dont je voyais la peinture tous les jours dans la rue. C’était cet art-là qui m’intéressait, tout simplement parce que ça correspondait à ce que je voulais faire. On est né avec plein de choses ancrées en nous. Ne sachant pas vraiment comment les gérer, on a toujours tout mélangé et, surtout, on a créé des sonorités à partir de ce qui préexistait. La première fois que je suis allé à Beaubourg, je suis resté figé devant une toile de Frank Stella ; un an plus tard, je retrouvais son travail dans le milieu du graffiti… On vit avec plein de flashs dans la tête et c’est ce qui génère notre peinture d’aujourd’hui. J’étais dernièrement très heureux de rencontrer Villeglé. Il fait partie des personnes que j’ai découvertes, par hasard, au fil de ma recherche et de mes préférences culturelles extérieures : c’était pendant que j’étais en école d’architecture ; dans le cadre d’un projet libre, je me baladais vers le métro Jules Joffrin où la RATP venait de faire retirer les plaques de métal qui couvraient les murs : de vieilles affiches étaient ainsi mises au jour. C’était génial, l’une des plaques était même peinte. J’ai photographié tout cela et je m’en suis inspiré pour présenter mon projet. Le professeur qui le dirigeait m’a tout de suite stoppé dans mon élan, en m’annonçant qu’un artiste français travaillait de cette manière depuis des années… J’ai non seulement découvert Villeglé, mais aussi le fait qu’il existait des gens qui avaient pensé à utiliser la rue pour la transposer ailleurs. En graffiti, on a toujours fait l’inverse. Mais à cette époque-là, ce n’était pas très apprécié, ni considéré comme quelque chose d’abouti ou de pleinement artistique.
Ch. W. – Tu as une façon de questionner l’espace à l’inverse de ce qui ce fait dans la peinture. Dans la peinture et dans le graffiti « classiques », il est toujours question de création d’espace, de 3 D, de perspective. Dans ton cas, l’architecture n’est pas l’écrin qui reçoit tes lettres peintes mais bien, à l’inverse, la peinture qui va magnifier l’espace et transformer la perception que l’on en a. Le Mausolée est le manifeste de ce principe…
L. – Dans la foulée de tout ce qu’on vient de dire sur le rapport entre la rue, l’affiche déchirée et son déplacement, j’ai voulu, de mon côté, que l’architecture soit un graffiti, qu’elle soit comprise dans le graffiti, qu’elle y contribue. Un de mes premiers groupes s’appelait LCA. A l’origine, ça signifiait « Le Crime Avance ». C’était ultra jeune, ultra connoté, et puis c’est devenu « Lettres contre architecture », non pas en termes d’opposition mais en termes d’apposition : Lettres « sur » l’architecture. A ce moment-là, j’avais enfin trouvé les mots et la suite de lettres qui pouvait à eux seuls expliquer et résumer toute ma démarche artistique. Un bâtiment quel qu’il soit, dégueulasse ou non, m’inspire et participe à l’œuvre picturale, un peu de la même façon que chez Georges Rousse, par exemple.
Ch. W. – On a parlé ensemble du Bauhaus comme source d’inspiration pour toi. Cette idée d’un art total et d’une esthétisation du quotidien, esthétisation à destination ou à caractère social. C’est l’art de la rencontre de tous les médiums, jusqu’au design dans son acception contemporaine.
L. – Je rêve de ça pour le graffiti. Il est partout, on le voit partout, on dit que c’est à la mode, mais ce serait vraiment formidable qu’il puisse s’inscrire encore davantage, se populariser sans être beauf, jusqu’à des lattes de bois pour un parquet, du tissu, etc. Ce serait génial d’être toujours là où on ne t’attend pas.
Ch. W. – Ton nom et une œuvre de toi illustrent le carton d’un des préservatifs distribués dans les boutiques agnès b. On peut difficilement faire mieux aujourd’hui dans une perspective sociale, utilitaire, ou socialement utile. Qu’en penses-tu ?
L. – Je trouve ça mortel !
Ch. W. – On a aussi parlé d’un ensemble de mouvements d’avant-garde, comme le futurisme et le constructivisme russes, qui peuvent esthétiquement t’avoir influencé, en plus du Bauhaus. Ce sont des arts de lignes droites, des arts relativement épurés…
L. – Je ne sais pas si ça correspond à ce que je fais, mais, en tout cas, c’est ce qui m’intéresse de plus en plus. De projet en projet, je n’essaye pas de m’écarter du graffiti, dans ses fondements et tel qu’il se pratique avec toutes les règles que ça suppose, mais je vais vers cette forme de radicalité, de dépouillement. En réalité, je me rends compte au fur et à mesure qu’il y a toute une série d’éléments dont je n’ai plus besoin. Je travaille avec un lieu et de la peinture, je n’ai pas besoin d’un motif quelconque. Un aplat ou un rectangle peuvent me suffire largement pour souligner ce que je souhaite. En tout cas, à partir du moment où j’ai cassé les angles et les perspectives, et tous ces éléments qui font de l’endroit un couloir, une porte, un espace bien défini, fermé ou ouvert, ça me suffit déjà. Appliquer une couleur et modifier en effet la perception qu’on a de l’espace à l’aide de la peinture est ce vers quoi je tends, simplement.
Ch. W. – C’est exactement ce que tu as fait avec Sowat, et surtout Dem 189, au Palais de Tokyo, mais de manière nuancée. Là, on oublie presque les lignes et arêtes des murs pour apprécier l’intérieur d’un ventre ou d’un espace de chair. D’ailleurs le projet utilise dans son titre le mot « entrailles ».
L. – Oui, mais ça ne se voit pas forcément.
Ch. W. – Si, si, ça se voit…
L. – D’accord, c’est comme un estomac. Initialement, il s’agissait de réaliser quelque chose pour nous, ce qui n’a finalement pas été le cas : on a voulu donner beaucoup, énormément, au point d’être saturé par la peinture. Je voulais que les gens entrent dans un estomac et se sentent mal à l’aise… Nous étions totalement libres et livrés à nous-mêmes – comme toujours d’ailleurs – dans cet espace, et sommes partis dans cette perspective hardcore…
Ch. W. – C’est un peu dur de parler de « sous-culture ».
L. – Peut-être, mais beaucoup de gens la décrivent encore comme ça.
Ch. W. – Justement, on omet souvent, dans l’histoire de l’art, de citer le graffiti qui est un art tout aussi subversif que les grandes ruptures retenues de l’art moderne et contemporain. Est-ce que ce mouvement ne se situe pas, selon toi, de lui-même dans cette histoire de l’art et de la peinture contemporaine ? D’autre part, on a souvent proclamé la fin de la peinture en France ces trente dernières années. Il s’agissait de la peinture « de salon ». Les prolongements de la peinture et ses renouvellements ne se situeraient-ils pas dans l’art du graffiti ? Ne serait-ce pas la forme picturale la plus subversive de la fin du XXe siècle et du début du XXIe ?
L. – Je suis complètement d’accord avec ça. Pour développer un peu cette idée de prolongement ou d’intégration à l’histoire de l’art : on récupère beaucoup d’objets, avec Sowat par exemple, qui ont un vécu et qu’on place à la hauteur de nos peintures dans les espaces qu’on investit. On s’est toujours beaucoup intéressé aux objets de récup qui participent autant que la bombe à notre processus créatif. On retrouve l’idée du ready-made de Duchamp dans tout cela et un peu de l’art conceptuel. Un jour, j’avais investi un squat, à Aubervilliers. Je peignais avec mon casque de walkman sur les oreilles et, tout à coup, un type me tape dans le dos. Je me suis retourné, un peu surpris, la musique et la peinture m’avaient projeté en dehors du temps. Immédiatement, l’homme m’a rassuré et m’a indiqué qu’il vivait là, mais que je pouvais continuer à travailler tranquillement. Il m’a même invité à peindre tout ce que je voulais dans sa chambre. On a commencé à discuter, et quand je lui ai demandé si la peinture ne le dérangeait pas, il a au contraire expliqué qu’il trouvait ça génial et que c’était tout ce qui manquait à cet endroit. On pouvait trouver ça ridicule de peindre des lettres et des mots dans des endroits cachés, où personne ne mettait jamais les pieds, mais, soudain, cet homme – et il était le premier – avait mis du sens dans ce que je faisais.
Charlotte Waligora. – L’humilité te caractérise. C’est toi qui a découvert le Mausolée*, c’est toi qui initie un certain nombre de projets. Tu transgresses toutes les règles et, surtout, tu ne fixes pas le graffiti dans ses codifications originelles. Est-tu conscient que tu établis aujourd’hui des connexions salutaires pour cet art en le déplaçant notamment vers des regards de professionnels, d’institutionnels, d’historiens, de critiques, etc. ?
Lek. – Le graffiti, je l’ai toujours estimé comme un art. Depuis que je suis petit. J’ai en moi et en mémoire des tonnes d’histoires qui me le démontrent et ça me fait plaisir. On me les rappelle souvent, quinze ou vingt ans plus tard. Certains amis me disent que j’ai toujours voulu être un artiste. Pourtant, j’étais un gamin qui aurait pu devenir plein de choses. On vivait dans un quartier très populaire du 19earrondissement, avec des périodes assez noires peuplées de drogues, de cauchemars, et à travers tout cela, il y a eu cette énorme passion qui m’a fait transgresser et traverser beaucoup de choses. J’ai été le témoin d’énormément de moments chaotiques, mais je ne me sentais pas vraiment impliqué, ni atteint, parce qu’au fond de moi, il y avait quelque chose de bien plus fort : c’était l’admiration que j’éprouvais pour le graffiti et les premiers graffeurs. D’ailleurs, et ça peut paraître idiot, mais je fais tout ce que je fais aujourd’hui pour ces artistes-là. Je pense à Jayone BBC, Skki ou Lokiss pour la France et à Rammellzee ou Kase2 pour les Etats-Unis. Ils avaient mon âge, voire moins, mais étaient à un niveau époustouflant, ayant souvent deux ans de travail d’avance dans la rue. Deux ans, ça compte beaucoup et ils avaient déjà ouvert plein de portes. Si aujourd’hui, à travers les projets dont tu parles, j’ai, à mon tour, ouvert des portes, tant mieux !
Ch. W. – Est-ce que tu le fais consciemment ?
L. – Non, je n’ai pas envie d’être conscient de ça.
Ch. W. – Au-delà des supports, quand tu invites Keag, Azyle et Babs, par exemple, à peindre au Palais de Tokyo, que tu leur permets de marquer de leur empreinte et de leur art un des plus grands centres d’art d’Europe, tu sais ce que tu fais, non ?
L. – Je trouve ça kiffant ! Mais, de toute façon, tu ne peux pas monter une exposition de graffiti ou de semi-graffiti sans réunir toutes les branches de la famille. En tout cas, ce n’est pas possible pour moi. Que les gens s’entendent ou pas, d’ailleurs. Il faut vivre les choses pour les comprendre. Je n’ai pas fait beaucoup de « vandale », mais le peu que j’ai pratiqué m’a donné de bonnes sensations. Les bonnes sensations naissaient des mauvais moments. Il y en a qui vivent ces mauvais moments pratiquement tout le temps, parce qu’ils se sont toujours consacrés à ça. Lorsqu’on a commencé à investir le Palais de Tokyo avec Dem 189 et Sowat, ce n’était pas pour rendre le graffiti « légal », on s’en fout. Bien au contraire, d’ailleurs, parce qu’il a toute sa force dans l’illégalité. Si je suis ce que je suis aujourd’hui, et si je fais tout ce que je fais, c’est parce qu’il y a eu des moments où j’ai transgressé, justement…
L. – Tout vient de là. Mes parents sont des paysans qui sont arrivés dans les années 1960. Une tante de mon père était mariée à un mineur. Mon père a fait un mois de mine, mais ça ne lui a pas plu. Comme tous les immigrés de l’époque, il arrive sans rien et a ce côté discret des étrangers qui doivent bien se comporter en France. Les Polonais, ce n’est pas la communauté qui doit faire du bruit…
Ch. W. – D’autant qu’elle est invisible puisque blanche et majoritairement de confession catholique. Les Polonais ne font pas de bruit également parce que, d’un point de vue identitaire, ils ont été écrasés entre la Russie, puis l’URSS, et l’Allemagne. C’est toute une histoire, qui s’aggrave lorsqu’ils passent par l’Allemagne ou par la nationalité allemande. On oublie aussi la langue, que l’on refuse le plus souvent d’enseigner aux enfants qui se sentent amputés de quelque chose d’essentiel.
L. – Exactement. Et puis il y a les généralités… Mon père a souvent eu du mal à entendre que les Polonais avaient systématiquement tous collaboré alors que deux de ses frères sont morts pour avoir cachés des juifs là-bas… En ce qui concerne la langue, je ne la parle plus. Je la parlais quand j’étais enfant, mais j’ai eu des difficultés car, dès que je m’énervais à l’école, ça partait vite en polonais… Mes parents m’ont obligé à m’adapter et à bien écrire en français, comme dans le cadre d’un programme de rééducation. Je porte en moi une forme d’opposition qui vient de là, également, une forme d’opposition culturelle. Dans ma famille, j’ai été aidé, mais pas là où je le souhaitais. On te dit que tu es fait pour les maths, par exemple, et chez toi, on affirme que ce sera la pelle et la pioche… Je voulais dessiner, j’en avais très envie, mais ça a été très difficile à faire admettre.
Ch. W. – Est-ce que tu rêvais quand tu étais môme ? Avais-tu un espace mental ? Je ne te parle pas du rêve pour le rêve au sens infantile du terme, mais bien de cet espace qu’on a dans la tête et qui nous permet d’avancer.
L. – Oui, bien sûr, absolument. Mon quartier était aussi le paradis sur terre – on parle d’origines culturelles… – : même si j’étais dans un quartier difficile et que j’étais blanc, il n’y avait pas de racisme. Tout cela est venu plus tard, après mes quinze ans, quand les communautés ont tellement gonflé que les gens n’ont plus voulu se mélanger. Mais, lorsque j’étais enfant, tout le monde l’était. Il y avait toutes sortes d’origines et toujours quelqu’un pour me ramener à la maison. Notre voisin, au premier, était marocain, ça sentait le poivron grillé ; mes cours de français étaient donnés par des pieds-noirs ; il y avait aussi des Yougoslaves dans le quartier. Une forme de monde à l’envers, mais, pour moi, c’était ça la réalité. C’était une belle époque, y compris dans le graffiti, parce qu’à ce moment-là, tu pouvais avoir dans tes groupes des gens de n’importe quelle origine culturelle. En plus, j’ai un nom qui a une consonance arabe. On me prenait toujours pour un kabyle… Je répondais toujours que j’étais polonais… C’était assez drôle. Mais au-delà de ça, j’ai appris à ne juger personne, à ne jamais généraliser. Pour moi, il n’y a pas de catégorisation possible. J’ai ensuite traversé beaucoup d’horizons et rencontré des gens de tous les milieux sociaux.
Ch. W. – Est-ce que tu te sens slave ? On parle des Slaves mais ce n’est qu’un peuple, ce n’est ni un état ou un pays, ni une identité administrative. Au mieux, c’est perçu comme romantico-tragique dans l’esprit français.
L. – A certains moments, oui. Mes parents n’ont peut-être pas toujours compris ce que je faisais, mais ils ont fait de leur côté quelque chose d’incroyable : ils ont tout quitté du jour au lendemain. Etre slave, pour moi, c’est agir avec une forme de radicalité.
Ch. W. – Il y a tout ce qu’on nomme l’âme slave aussi, empreinte de métaphysique et de spiritualité, savoir toujours tenir compte de la nature tragique ou difficile de l’existence, mais être capable de se réjouir constamment par ailleurs.
L. – Oui, je suis slave en ce sens là…
Ch. W. – D’un point de vue purement esthétique, tu écartes toujours la facilité et toutes les séductions visuelles possibles en réduisant tes palettes au maximum et en évitant totalement la courbe, contrairement au « pop-corn graffiti », tout en bulle et en rond, saturé de couleurs pop, au-delà du flop.
L. – Je sais que j’ai un style et des valeurs esthétiques particulières. Dans le graffiti, le top c’est lorsque tu arrives à réaliser tes contours de lettres en trait unique. C’est une technique essentielle, c’est la base. A mes débuts, je tendais des courbes, mais ça ne m’a jamais vraiment intéressé : il n’y a pas de réelle direction, c’est trop mou. Il y a aussi des choses que je préfère ne même pas regarder… Le pop, c’est aussi la pop et ça nous a autant desservi qu’enfermé. Les gens qui achetaient du graffiti, il y a quelques temps, étaient séduits par la pop et il y a des courants comme ça, très liés au marché, dans lesquels je n’ai pas envie de rentrer. Je ne veux pas appartenir à un mouvement. Je suis content quand tu me parles de Keag et de Sore, par exemple, parce qu’ils ont leurs codes à eux, leur façon de penser et une manière de faire qui en découle. Pourquoi leur art a ces caractéristiques ? Pourquoi c’est « crade » comme ça ? Parce qu’ils soulignent que la ville est « crade »… De mon côté, je vais appréhender la ville d’une autre manière. Dans l’œuvre de Keag, le geste est important, comme dans le graffiti en général. J’aime aussi voir les mecs peindre sur des murs : lorsque c’est filmé, et monté en accéléré, les gestes sont aussi beaux que la peinture.
Ch. W. – Non seulement on vous voit peindre, mais le graffiti est aussi un art collectif et de collectifs, ce qui est impensable dans la peinture et dans la sculpture.
L. – Ce qui est difficile quand on travaille à deux ou à plusieurs, c’est de trouver une composition qui va permettre la rencontre de personnes qui vont, chacune, se retrouver. J’ai toujours réfléchi et appréhendé les œuvres collectives à la manière d’un architecte, notamment avec Dem 189. Récemment, après l’aventure du Mausolée par exemple, on a créé un collectif qui s’appelle French kiss. Les collectifs peuvent naître dans le cadre d’un projet, ils révèlent une énergie et une entente commune, un partage de valeurs, qu’elles soient esthétiques ou non. Cela dit, il y a beaucoup de groupes qui vieillissent. Je n’ai pas forcément envie que ça vieillisse… Surtout, pour moi, un groupe ne doit pas avoir de hiérarchie. On est tous au même niveau et on suivra la meilleure idée, ce qui n’est pas forcément courant, car le graffiti est aussi un truc d’égoïste. On le fait pour ou contre les autres, mais on le fait tout seul.
L. – Ce ne sont que des contradictions. Dans mon cas, à la base, pourquoi ai-je continué à faire ça ? Parce que je suis têtu, obstiné.
Ch. W. – La lettre a finalement disparu dans ton travail, contradictoirement à certaines règles a priori inaliénables.
L. – On m’a souvent dit que ce que je faisais ne correspondait pas au vrai graffiti. Il y a les traditionalistes de la lettre, lisible, grosse, un graffiti pour initié, calligraphique. Je me suis pour ma part intéressé très tôt à une école abstraite, qui tendait vers cela, dont le travail était davantage basé sur des effets posés sur la lettre et qui la rendaient presque « accessoire ». C’est comme si, au bout d’un moment, je me mentais à moi-même, à vouloir systématiquement mettre des lettres. Pendant longtemps, je dessinais des lettres comme un système de séduction ou de concession au purisme du graffiti, alors que je n’en avais plus ou pas besoin. J’ai toujours voulu innover dans le graffiti. Dès mes débuts, avec mes potes, on a toujours voulu être une couleur en plus dans la palette graphique du graffiti. On trouvait déjà, à l’époque, qu’il y avait un manque. On était un peu des bâtards du graffiti parce qu’on faisait nos murs avec très peu de moyens. J’ai toujours aimé la difficulté et recherché des « épreuves » dans le graffiti, notamment avec Dem 189 quand il était sur Paris. J’aime l’idée qu’on ne me nomme pas, mais que l’on parle du travail et que l’on puisse dire d’une œuvre que c’est une belle peinture. On s’en fiche des types qui les font. Il faut s’intéresser à leur composition, à ce qui est donné comme tonalité.
Ch. W. – Tu parlais au début de cet entretien de « chemin à suivre », on a aussi déjà parlé de ce tissu de traits et de flèches directionnels, comme si tu précisais une matrice, ou indiquait une cartographie, un réseau non plus urbain mais pictural. C’est un peu ta signature visuelle.
L. – J’ai un sens du territoire et des quartiers, des balades et du tissu urbain qui me mènera toujours là où je ne suis pas censé me trouver. Combien de fois mes promenades m’ont mené dans des endroits qui n’étaient pas mes mondes ? C’est peut-être ce que je cartographie. Il y a quelque chose en architecture qui me plaisait beaucoup : c’était le squelette. Celui d’un plan, celui de l’être humain également. Je regarde ma main ; le graffiti de base, c’est ma main, la lettre dans sa forme la plus simple. Ce que je fais correspond à son squelette et à tout ce qui se situe sous la peau : les veines, les os, le tissu musculaire. A la fin, je n’ai même plus besoin de la lettre. On dira que tout ce que je fais se ressemble. Mais, pour moi, aucun projet n’est identique, même si j’ai quelques principes. Dans le dessin, tu vas simplifier chacune de tes lignes, ou le sujet même à représenter. Mes premiers dessins représentaient des lignes qui n’étaient pas liées et allaient toutes dans le même sens. Je leur ai ensuite donné du volume, simplement pour les renforcer. Dans les installations, je crée des tensions, des contrepoints.
Ch. W. – Comme dans la musique, en somme. En musique, il y a un terme, contrapuntique, qui désigne le contrepoint nécessaire, je crois, et qui constitue en lui-même une harmonie.
L. – Exactement. Si tu crées une ligne un peu molle, tu tends dans l’autre sens et ainsi de suite pour créer des contrepoints, rééquilibrer l’ensemble. Au final, c’est comme si ma tête était remplie de notes.
Propos recueillis en juillet 2013.