Valentina KROPIVNITSKAYA

Texte d’hommage pour la monographie russe publiée en 2010

A L’OREE DU MONDE
LA POESIE, NEE DE LA POINTE D’UN CRAYON DE BOIS

– « L’humanité n’est même plus une légende. Elle est un mythe. »
– En êtes-vous si certain Romain Gary ? …

Valentina Kropivnitskaya Rabine (Moscou 1924- Paris 2008) est l’artiste russe de la seconde moitié du XXe siècle qui s’est, en tous points, et très naturellement distinguée de ses contemporains audacieux, groupés sous ce que l’on a longtemps appelé le « non-conformisme » russe ou la « seconde avant-garde ». Le dessin fut son seul et unique langage. Aucune dissidence, aucune « révolution », pas un seul cri. Une vie traversée à travers les décombres de l’histoire. Juste quelques murmures qui pourraient être, à posteriori, entendus comme cette unique, ultime volonté de « voir l’aurore » comme l’avait chanté Vladimir Vissotsky dans les Cabans noirs. Quoiqu’il arrive, quoiqu’il en soit, quoiqu’il adviendra de nous, « tout ce que je souhaite est de voir l’aurore… ». Ce silence, en regard du pire, restera glorieux, sa victoire. Que nous reste-il en dehors du souvenir ? Ces dessins de l’aube. Regardons là donc cette aurore, envers et contre tout, puisqu’elle inonde l’oeuvre de Valentina Kropivnitskaya.
Les murmures qui se font entendre, s’élèvent, dans chaque dessin, des brumes matinales moscovites où se sont profilés pendant plus de quarante ans, entre les arbres et la végétation des bois, ces personnages chimériques ; bipèdes à tête de biche, joueurs de flûte à bec ou flûte de pan. Tout d’abord noirs et blancs, aux noirs profonds, aux contrastes évidents, aux traits précis, ils se sont fondus jusqu’à disparaître dans les couleurs estompées, apparues sur le papier à Paris, dès 1978.
Mais depuis toujours, depuis le début des années 1960 (date des premiers dessins), ces personnages restent là, assis, à attendre, près des lacs, aux abords des forêts qui apparaissent comme des forteresses d’entrelacs. Qu’attendent-ils ? Peut-être que le monde passe en vain. Que protégeaient-elles ? Que cachent ces entrelacs volontaires, resserrés, composés trait par trait, noyés dans cette lumière blafarde qui unifie les légendes personnelles et secrètes de Valentina Kropivnitskaya, se déroulant à côté du monde, le nôtre et que les hommes semblent avoir ignoré ? La féerie. Notre capacité à rêver et à nous émerveiller. Car dans ses arbres se déroulent de drôles de scènes de genres, inspirant quelques musiques de chambres où les arbres eux-mêmes se transforment en musiciens ; violoncellistes, guitaristes, violonistes.

L’art populaire russe n’est, bien entendu, en rien étranger à ce qui se passe sur ces feuilles de papier. Mais c’est aussi – et de façon parfaitement hasardeuse – l’art populaire du monde entier, la délicatesse des petits ex-voto en cheveux que l’on rencontre ici et là, dans nos brocs occidentaux. Les nuages tressés ne nous rappellent-ils pas les encadrements dorés des boîtes en laque de Mstera, Paleckh, Fédoskino, Holoui ? Dans les cieux, parfois, les nuages se transforment en cheveux, la tête du monde se voit ainsi parée des atours d’une délicate féminité. Mais toutes ces références, valables pour l’œil naïf que nous avons le devoir de préserver, qui parcourt rapidement les dessins, s’effondreront fatalement et se voient déplacées. Valentina racontait une histoire. Histoire qui n’appartient qu’à elle et dont elle a su préserver le secret. Toute sa vie, elle a refusé d’associer son discours imagé à d’autres récits, ceux qui peuvent et doivent être écrits. Et pourtant…
Quelle symbolique a t’elle imaginée ? L’histoire d’un monde bouleversé, observé et dessiné, en ne soufflant pas un mot. L’œuvre d’une femme à la fois dessinatrice et poète, mère, épouse d’Oscar Rabine.
Le spectateur pourra imaginer ce qui se trame ici, ce que nous espérons, ce que nous attendons, ce qui n’aura pas lieu, mais au premier plan, toujours, cette féerie, la fantasmagorie de la nature, sublimation de ses formes transfigurées.
Comment pouvait-il en être autrement pour la fille de celui qui invitait ses élèves à contempler la nature au cœur de la débâcle soviétique, entretenait ce rapport infiniment poétique à ce qui se passait à l’extérieur des baraques de Lianozovo, Evgueni Kropivnitsky, celui qui invitait les jeunes artistes naissants sous son égide à détourner le regard des « manifestations » officielles, pour l’émerveillement des arbres et des cieux ?
Faut-il voir le célèbre bipède à tête de biche comme l’autoportrait de l’artiste ? Comme ce hareng qui se promène dans les peintures de son époux, Oscar Rabine ? Assurément non. Ce personnage qui vit discrètement dans chacune de ses compositions, peut être très simplement la représentation de l’état d’esprit de l’artiste. Les animaux, omniprésents dans la peinture figurative contemporaine, pourraient être l’incarnation de l’âme humaine, état d’esprit de l’artiste, cette âme d’avant l’effondrement des mondes et des civilisations. Ils peuvent tout aussi bien préserver leur autonomie, une distance avec leur créatrice qui restitue ici la densité du verbe paradoxalement légère comme l’eau des torrents de mots de Romain Gary.
Valentina a imaginé un univers qui m’a souvent rappelé celui des Enchanteurs de l’écrivain, à la fois fantaisiste et réaliste.
Les personnages de Valentina pourraient, d’une tout autre manière, avoir ensemble quelques dialogues impardonnables, celui, entre autres hasards, extrait de Tulipe, que la biche pourrait dignement entretenir avec le joueur de flûte…

« – Mon pauvre ami mais que voulez vous prouver ?
– Je ne cherche pas à prouver. Je veux seulement que demeure la trace de mes pas…
– A quoi servira-t’elle vieillard stupide ?
– A éviter qu’on ne nous suive.
– Elle servira bien à tous ceux qui ne viendront pas après nous. Rappelez vous mon maître : l’humanité est une patrouille perdue…
– Est-il vraiment trop tard ? Ne peut-elle rebrousser chemin ?
– Non on lui tire dans le dos.
– Comme c’est affligeant ! Une si vieille personne  »

En effet, une si vieille personne que l’Homme…

Dans l’atelier de Valentina, de son vivant, c’était toujours Oscar Rabine qui nous accueillait. Les dessins se dévoilaient, un à un, déplacés par la main d’Oscar Rabine, sous l’œil bienveillant de celle que nous appelions tous Valia. L’ensemble étant dispersé dans des collections particulières françaises et étrangères, il reste à l’atelier, ceux préservés par sa volonté dans un carton à dessins, quelques autres encadrés, retournés.
Nous ne parlions pas la même langue. Mais les langues qui nous opposent sont parfois inutiles. Ses chimères et joueurs d’instruments nés de la volonté des arbres, cachés dans les buissons, à l’abord d’églises, de routes, de maisons en bois russes, possèdent finalement pour toujours l’élégance de sa propre discrétion.
Valentina nous a quitté le 23 décembre 2008. Dans la plus triste annonce de cette année, il était écrit que nous ne l’oublierons jamais. En effet, comment oublier cette artiste dans son atelier, ce visage, ce sourire magnifique et ces yeux noirs, profonds, lumineux. Comment oublier sa vie, son histoire, cette traversée de l’URSS en tenant la main d’Oscar ? Comment oublier ses dessins oniriques qui nous rappelaient nos cœurs et nos espoirs à côté d’un monde qui se transformait et oubliait l’essentiel ? Comment ne pas croire en l’Homme et à l’idée que le destin d’un homme triste et seul ne peut s’accomplir qu’aux côtés d’un cœur qui bat, celui d’une femme, de la femme simple, belle qu’était et restera Valentina Kropivnitskaya-Rabine ?
La française que je suis est heureuse de l’avoir connue, rencontrée, et de l’avoir célébrée de son vivant. Je dois avouer, pour finir, avoir presque à genoux sollicité son regard et béni ces ciels d’aurore lorsque mes yeux grands ouverts se jetaient avec émotion dans ceux de Valentina et que nos mains se rejoignaient pour un sourire qui ne faiblira jamais. Là, je sentais monter en moi la certitude que l’humanité n’est pas une légende, ni un mythe.

Charlotte Waligora

A Valentina, comme promis

Paris, le 23 janvier 2008