La Figuration de Jean Rustin

La figuration de Jean Rustin

texte de présentation dans le cadre de la direction de la Fondation Rustin (2006-2012). La Fondation Rustin a été fondée par Corinne van Hövell en 1995. 

La figuration de Jean Rustin n’a cessé de se transformer depuis le début des années 1970. Un homme, une femme sont d’abord étrangement apparus dans un espace indéfini jusqu’au jour où le peintre a tracé une ligne d’horizon, représenté une table, un lit, une ampoule.

A cette époque, la femme et l’homme étaient dépecés et la présence aussi menaçante d’un couteau que celle d’une horloge, rythmait ce qui s’annonçait de manière prophétique.

Cet homme et cette femme, anonymes, allaient prendre corps et leurs corps deviendraient une horloge, le couteau, l’épée de Damoclès du temps qui passe et mène inexorablement l’Homme vers sa fin. L’œuvre de Jean Rustin était déjà une vanité, réflexion sur le temps et sur les artifices du monde. Ce monde, pour Jean Rustin, c’était la France d’après 1968. C’était la France de gauche, atteinte par la désillusion du Printemps de Prague, mais aussi celle qui entrait dans une ère médiatique, dans toutes les illusions consommatrices, enfin, dans la multiplication des images idéalisées et surtout qui annonçait la fin de la peinture. La France allait connaître et participer activement à la consécration des nouveaux supports.

Alors quand Jean Rustin abandonne la peinture abstraite, quand il choisit comme « pommes de Cézanne » un homme et une femme qui vont, avant toute chose, lui permettre de faire de la peinture, il choisit de montrer ce que l’on ne veut plus voir, la réalité d’une condition humaine commune, loin de tous les artifices qu’implique la vie sociale. Il a désocialisé, il a présenté une humanité mise à nu, face à elle-même dans un instant de vérité, et dénoncé, peut-être, une incapacité grandissante à communiquer. La sexualité s’est imposée comme acte symbolique capable de cristalliser le problème de la communication. Pour cette raison, l’acte sexuel, dans la peinture de Jean Rustin, est un temps d’arrêt, où les personnages semblent se figer pour observer ceux qui les regardent, c’est-à-dire nous.

La peinture de Jean Rustin ne laisse personne indifférent. Par ce sujet étrangement beau et significatif, qui provoque un effet miroir, le peintre nous pousse inévitablement à nous interroger sur nous-même, notre existence, notre rapport à nous-mêmes, certes, mais aussi aux autres et par effet exponentiel, au monde. Nous vacillons, face à un tableau de Jean Rustin, entre l’ombre et la lumière, essentielle, entre le bien, le mal, le beau, le laid, l’envie de fuir ou accepter d’en faire partie. Nous sommes indubitablement concernés.

Quand Louis-Ferdinand Céline a noté, à partir de la publication de Voyage au bout de la nuit, en 1932, les contradictions d’un monde qui se transformait (la France de l’entre-deux-guerres), l’obsession de l’héroïsme qui engendre la perte de sentiments humains salvateurs pour l’âme humaine, sa littérature n’en était pas moins substantielle. Par un langage musical et émotif, Céline redonnait à l’homme ses lettres de noblesse en le présentant dans toute la complexité de sa nature et en revendiquant son droit à la vulnérabilité. Ferdinand Bardamu est un homme en proie à l’angoisse, confronté à l’effroi du champ de bataille (métaphore de la vie ?), qui inspire la compassion. Rustin est arrivé à cette évidence par les moyens de la peinture et a traduit sa propre philanthropie en substance picturale. Sa peinture est celle d’un virtuose qui chante l’homme dans la lumière de ses imperfections.

Si Jean Rustin n’a cessé de dire depuis vingt ans : « Je suis peintre, je ne fais que de la peinture », grâce à lui nous pouvons dire : « Je suis un homme. Je ne suis qu’un homme ».

A travers l’acrylique qu’il a su faire sonner et vibrer dans des gris d’une exceptionnelle densité, Jean Rustin nous rappelle qui nous sommes et cette leçon est réconciliatrice. Son travail et son œuvre ont redonné à la peinture française contemporaine ses lettres de noblesse. C’est dans l’œuvre de Jean Rustin que se sont mêlés le triomphe de la peinture et le triomphe de l’humanité.

Depuis 1947, dans son atelier de la banlieue parisienne, Jean Rustin a composé un ensemble qui, désormais, appartient au monde, s’intègre dans l’histoire universelle de la peinture, car, bien entendu, en ne voulant faire que de la peinture, avec amour, il s’est mis à parler le langage du Monde. Ce sont nos yeux puis nos cœurs qui reçoivent aujourd’hui ce message, diffusé dans une matière virevoltante, déposée sur la toile, probablement au rythme du souvenir de ces sonates de Bach et Schubert que le peintre a si souvent interprétées.

Charlotte Waligòra